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Clara Iannotta : appréhender sensiblement le monde.

Grand Angle Par Mylène Gioffredo, le 25/09/2024

Le 11 octobre, à la Cité de la musique (Paris), l’Ensemble intercontemporain (EIC) consacrera un concert entier à Clara Iannotta. En dix ans seulement, la compositrice italienne est devenue l’une des figures majeures de la scène musicale contemporaine. Mais qui est exactement Clara Iannotta ? De quoi est composée sa musique ? Ce concert, qui marque le dixième anniversaire de sa collaboration suivie avec l’EIC, est l’occasion idéale de revenir sur son parcours.

La première fois que j’ai été jouée par l’Ensemble intercontemporain, c’était dans le cadre du Festival d’Automne en octobre 2014, lors de la création de ma pièce Intent on Resurrection — Spring or Some Such Thing. Et ma musique partageait déjà l’affiche avec Concertini de Helmut Lachenmann ! Le festival consacrait cette année-là une grande partie de sa programmation à Luigi Nono, et Lachenmann m’a raconté qu’il avait reçu un certain nombre de lettres de Nono, dans lesquelles celui-ci lui confiait qu’il était en crise, et qu’il n’arrivait plus à écrire. Je me rappelle lui avoir dit : « C’est bien, je pense que tous les artistes devraient avoir une crise, au moins une fois dans leur vie. » Et Lachenmann m’a répondu : « Tout dépend de ce qui vient après. » Bizarrement, après ce concert, j’ai passé 11 mois sans parvenir à écrire la moindre note de musique ! Et les mots de Lachenmann m’ont accompagnée pendant toute cette période. Je ne cessais de m’interroger : « Quelle pièce viendra après ? » voire « Y aura-t-il un après ? »

Comme nous le verrons tout au long de cet article, loin d’être le résultat d’un bouleversement provoqué par un phénomène extérieur, la crise évoquée par Clara est le fruit de son propre métier, de sa tendance à engager avec son matériau et à remettre en question sa pratique sans relâche. Chez la compositrice, les crises sont annonciatrices d’un approfondissement esthétique et stylistique qui se nourrit des propositions antérieures. De ce fait, avant de chercher à comprendre ce qui viendra après et surtout de quoi est faite la musique de Clara maintenant, intéressons-nous d’abord à ce qui vint avant.

Ce qui vint avant
Clara commence la composition en 2003 au conservatoire Santa Cecilia de Rome sur les conseils de son professeur de flûte traversière afin de perfectionner son jeu d’interprète. Cette nouvelle passion la porte à suivre les cours de composition au conservatoire Giuseppe Verdi, sous la direction d’Alessandro Solbiati. Que ce soit en lien avec son passé d’interprète ou son travail d’analyse et de transcription libre des orchestrations des œuvres du passé à partir des enregistrements disponibles, les premières œuvres de Clara (Al di là del bianco, 2009 et Il Colore dell’ombra, 2010) témoignent déjà de son intérêt pour le timbre et les techniques d’orchestration. Durant ses études à Paris (au Conservatoire et à l’Ircam), Clara approfondit ses recherches sur le timbre. Profitant de pouvoir travailler de près avec les interprètes, notamment la violoncelliste Séverine Ballon, elle explore le potentiel de nouvelles techniques de jeu étendues et développe son instrumentarium avec des objets insolites lui permettant de donner corps aux sonorités imaginées (aluminium, verre en cristal, boîte à musique, gelinotte, etc).

Cette pratique, qu’elle associera plus tard à son enfance – la construction de ses propres jouets à partir de matériaux disparates – et qui n’est pas sans rappeler le théâtre instrumental de Kagel, Globokar ou Aperghis, interroge le rôle du geste et de la technique dans notre perception du timbre, un phénomène inspiré d’une aphonie temporaire subie par sa mère pendant cette période. L’orchestration devient alors « chorégraphie des sons » permettant aux auditeurs d’intégrer dans leur expérience la physicalité de ces sonorités originales mais dont le but final reste le rendu sonore, émulant par moment la mécanique répétitive des boîtes à musique (Limun et Àphones, 2011) ou encore la résonance transformative du carillon de Freiburg (Glockengiesserei, Clangs, D’après, 2012).

 

Intent on Resurrection: Spring or Some Such Thing
La crise qui a suivi la création d’Intent on Resurrection: Spring or Some Such Thing (photo ci-dessus) est annoncée dans les trois œuvres composées dans le cadre du Berliner Künstlerprogramm des DAAD (2013–14), œuvres dans lesquelles Clara commence à imaginer un écrin formel spécialement conçu pour les sons qu’elle imagine. Inspirée par la lecture d’Infinite Jest (1996) de l’écrivain états-unien David Foster Wallace, Clara explore dans son premier quatuor A Failed Entertainment (2013) les bases d’une forme « non-directionnelle » dont l’organisation prend en compte les mécanismes de la mémoire et des attentes des auditeurs afin de subvertir le déroulement temporel téléologique inhérent au fait musical.

Dans la pièce suivante, The people here go mad. They blame the wind (2013–14) pour clarinette basse, violoncelle et piano, Clara réintègre des éléments de ses œuvres passées avec une augmentation de son instrumentarium en raison du modèle sonore choisi — le son des wind chimes entendu lors d’une promenade à Somerville (États-Unis) – mais les agence dans le temps selon un principe de répétitions tressées jouant avec les attentes de l’auditeur. Extrait du poème Tramontana de la poétesse irlandaise Dorothy Molloy (1942–2004) dont l’œuvre interroge la mort, la maladie, la violence ainsi que la banalité de l’existence avec beaucoup de lyrisme et un univers d’images qui offre un regard inédit sur notre rapport au monde, le titre annonce le glissement esthétique cristallisé dans la composition d’Intent. La première partie de l’œuvre, caractérisée par un principe de décomposition des paramètres permettant à l’auditeur d’explorer toutes les facettes du modèle sonore choisi – la boîte à musique – fait écho au poème Playing the Bones dont est extrait le titre de l’œuvre et dans lequel Molloy imagine le futur de son corps et de ses os une fois trépassée.

L’émancipation du timbre provoquée par cette nouvelle approche contraste radicalement avec la seconde partie de l’œuvre marquée par un retour aux stratégies de composition passées, notamment l’organisation des structures sonores émulant les mécanismes répétitifs des carillons et des boîtes à musique.


Ce qui vint après

L’après, pour Clara, se distingue par une « mue » artistique nourrie d’une introspection minutieuse de son langage musical. Suivant les conseils de Chaya Czernovin, avec qui elle travaille dans le cadre de son Doctorat en composition à Harvard, mais également ceux de ses pairs tel que Pierluigi Billone, Clara apprend à exploiter la richesse interne de ses sons et textures, à en analyser les différentes qualités afin de tisser des liens étroits entre eux pour donner naissance à des sonorités et trajectoires de timbres originales.

La forme n’est plus fonction d’un cadre externe imposé mais émerge dorénavant de la nature même du matériau, de sa capacité à sculpter l’espace, à stimuler des visions de textures en variant les degrés de rugosité, densité et luminosité, ou encore à jouer sur l’écoute corporelle en jouant sur « l’agréabilité » des sons, plongeant les auditeurs dans les sonorités les plus éblouissantes pour ensuite les amener hors de leur zone de confort. La « chorégraphie des sons », toujours présente, cède le pas aux images mentales provoquées par l’écoute. Ce changement est perceptible dès Troglodyte Angels Clank by (2015), pièce composée pendant la crise et qui fait écho à Intent tant du point de vue de l’effectif que du matériau. Les deux œuvres débutent sur une texture épaisse, grave et granuleuse. Dans Intent, cette texture résultait du processus de décomposition paramétrique d’un objet sonore fondamental – une boîte à musique – modèle qui s’imposait progressivement aux auditeurs. Dans Troglodyte, la texture se justifie par elle-même et progresse avec fluidité, de manière organique et imprévisible, vers la texture lisse et aiguë d’un son sinusoïdal.

Les répétitions, qui auparavant émulaient le mécanisme des boîtes à musique, jouent ici un rôle d’étalon de mesure permettant à l’auditeur d’apprécier les fluctuations de son horizon d’écoute liées aux subtiles stratégies d’orchestration. L’utilisation du timbre comme agent structurel de l’espace sonore est également centrale dans la pièce paw-marks in wet cement (ii) (2015–18), le premier concerto pour piano et ensemble de Clara dans lequel l’auditeur a le temps de prendre la mesure du « poids » des sons, lequel fluctue en fonction du contexte qui les encadre.

Cette « mue » stylistique, un processus douloureux et éprouvant, s’accompagne d’une évolution poétique qui se distingue par la recherche de modèles compositionnels dans le monde environnant. Par exemple, le modèle compositionnel derrière Troglodyte est une métaphore visuelle provoquée par les textes de Molloy : « Au début, nous ne voyons rien du tout. Puis, au fur et à mesure que nos yeux s’habituent à la pénombre, […] nous commençons à remarquer ce qui nous entoure : les nuances de couleur, les différentes particules et, enfin, la façon dont un simple rayon de lumière peut transformer un monde apparemment immobile. » Ou encore, derrière l’image suscitée par le titre dead wasps in the jam-jar (i) (2014–15), guêpes mortes dans un pot de confiture, se trouve le programme de l’œuvre : une réinterprétation de la Courante et son double de la Partita n.1 pour violon solo de J. S. Bach – la confiture – filtrées par les sonorités de Clara – les guêpes.

Si dead wasps in the jam-jar (ii) (2016) explore les ressources de ce matériau avec le soutien d’un effectif orchestral augmenté de l’instrumentarium de Clara, dead wasps in the jam-jar (iii) (2017–18) pour quatuor à cordes et électronique s’inspire d’un autre modèle naturel, l’écosystème des fonds marins, afin de repenser les variations de luminosité des timbres.
Enfin, Moult (2018–19), une pièce orchestrale composée pendant la résidence à la Villa Médicis, prend pour modèle le processus de la mue des insectes afin d’étudier la possibilité de faire l’expérience de temporalités superposées dans une même œuvre. L’enregistrement de dead wasps in the jam-jar (iii), diffusé dans neuf temporalités ralenties à l’aide de lecteurs cassettes (la « mue »), sert de support à partir duquel l’orchestre interagit tout au long de l’œuvre.

 

Et maintenant…
A stir among the stars, a making way (2019–20) et echo from afar (ii) (2022), deux des pièces au programme du concert monographique que lui consacre l’EIC, sont l’expression d’une nouvelle « mue » compositionnelle annoncée par Moult. Mises à part Eclipse Plumage (2019) et You crawl over seas of granite (2019–20), œuvres charnières présentant encore l’influence des recherches et projets esthétiques passés, le « post-Moult » se caractérise par un abandon progressif de l’esthétique de la « cruauté » auditive au profit d’une écoute contemplative provoquée par l’usage de longs bourdons texturés.

Dans ce nouveau contexte sonore, les gestes et sonorités emblématiques de la phase précédente ressurgissent telles des réminiscences, parfois à peine reconnaissables en raison de la transformation des gestes ou du contexte de leur apparition. La « chorégraphie des sons », enrichie d’installations électroniques, sert de support à la recherche des zones liminales entre les sonorités acoustiques et les sonorités électroniques permettant ainsi à l’auditeur de se plonger dans une écoute acousmatique, délaissant l’aspect visuel, pour découvrir les paysages sonores inattendus.
La maîtrise du sonore est devenue telle qu’elle est parfois associée à d’autres formes d’expressions, telles que la danse ou la vidéo (cf. skull ark, upturned with no mast, 2017–18 ; Outer Space, 2018 ; M/R, 2022).
Si l’on serait tentés d’attribuer cette nouvelle mue à l’écoute des œuvres et lectures des écrits d’Eliane Radigue ou Pauline Oliveros , c’est surtout son combat contre le cancer, à la fin de l’année 2020, qui provoquera la refonte de son langage faisant écho à la profonde remise en question de son identité, son style, son art. Car pour Clara composer, c’est avant tout l’expression d’une voix intime, un regard unique qui se saisit du monde, l’interroge afin d’insuffler son organicité dans l’organisation des sons.

 

À découvrir, un reportage vidéo sur Vacant Lot (Strange Bird) de Clara Iannotta : 

Photos (de haut en bas) : portrait Clara Iannotta © Franck Ferville / autres photos © EIC