Afficher le menu

La traversée. Entretien avec Matthias Pintscher.

Entretien Par Jean-Christophe Montrency, le 08/09/2020

À l’occasion de leur concert d’ouverture de saison à la Philharmonie de Paris, le 16 septembre, les solistes de l’EIC assureront la première française de Beyond II (Bridge Over Troubled Water) de Matthias Pintscher — une première qui sera aussi la création mondiale de l’œuvre en concert (elle a déjà été jouée, mais dans le cadre d’un festival numérique à Berlin). Née pendant le confinement, l’œuvre est un clin d’œil à Claude Debussy (dont il reprend l’effectif du trio pour flûte, alto et harpe) en même temps qu’à… Simon and Garfunkel.

Matthias, nous traversons une période tout à fait inédite dans l’histoire récente de l’humanité. Vous pouvez nous dire quelques mots sur votre expérience ? 

J’étais confiné chez moi et, comme tout le monde, je suis passé par tous les stades émotionnels. Les premières semaines ont été très difficiles. Puis, petit à petit, je me suis adapté à tous ces bouleversements, aidé en cela par l’explosion de créativité à laquelle on a assisté sur les réseaux sociaux, à tous les niveaux. Cela m’a montré que nous étions toujours bien en vie, actifs et que nous ne devions pas rester abattus.  J’ai donc repensé ma vie au quotidien, établi de nouvelles « routines », une discipline, un rituel que j’ai finalement appris à apprécier. Je me lève tôt le matin, je prends mes deux cafés et je me mets au travail. La musique m’aide à chasser les angoisses qui ont pu s’amasser la veille. J’ai enfin du temps pour moi, du temps pour la réflexion, du temps pour la composition. Et je compose comme un fou ! L’inspiration est intense et spontanée. D’un coup, je peux faire des choix, ce que mon agenda surchargé m’interdit habituellement. Je peux me poser et me demander : Qu’ai-je envie de composer ? C’est ainsi que, sur un coup de tête, j’ai écrit une pièce pour hautbois solo et j’enchaîne  immédiatement avec une pièce pour violon solo ! D’ordinaire, j’aurais du planifier des années à l’avance pour libérer le temps nécessaire. Aujourd’hui, c’est possible. Ces dernières semaines, je suis même arrivé à composer toute une partition d’orchestre.

Comment le trio Beyond II (Bridge Over Troubled Water) est-il né dans ces circonstances particulières ?

Pendant le confinement, mon ami Daniel Barenboïm m’a appelé pour me proposer de contribuer à son projet de Festival (numérique) de Nouvelle Musique, qu’il a organisé début juillet à la Pierre Boulez Saal de Berlin. Comme une réponse au silence qui avait gagné les salles de concert partout dans le monde. Il m’a donné carte blanche. La seule contrainte était que les musiciens devaient être éloignés les uns des autres sur la scène. C’était l’occasion idéale d’enfin composer pour l’effectif du Triode Debussy (flûte, alto et harpe). Ça faisait longtemps que j’en avais envie, sans jamais en avoir le temps. Ce Trio figure parmi les œuvres les plus significatives de l’histoire de la musique. Elle ne laisse aucun compositeur indifférent, quelles que soient sa génération et son esthétique. L’instrumentation est en outre parfaitement équilibrée : il s’agit ici de trouver un terrain commun entre les trois instruments, d’explorer le vocabulaire qu’ils ont en partage, bien plus que de jouer sur leurs différences.

 

 

Quel est le lien entre la pièce et la chanson de Simon & Garfunkel, à laquelle le sous-titre fait référence ?

Il se trouve que, le soir qui a suivi l’appel de Daniel Barenboïm, j’ai entendue cette chanson, tout à fait par hasard, et elle m’a profondément ému. Elle dégage une si forte aura, portée par une palette de couleurs si désarmante. Quand elle entre, la voix de Paul Simon ne semble pas celle d’un homme, mais d’un alto. Cette nuit-là, j’ai eu du mal à trouver le sommeil. Le matin suivant, quand je me suis mis à ma table de travail, la musique a déferlé sur moi. J’ai eu envie de créer quelque chose qui serait dans le même « esprit », avec ma propre voix musicale — il n’y a dans ma pièce aucune citation de la chanson.

 Le trio porte aussi le titre Beyond II : comment s’articule-t-elle avec Beyond (a system of passing) pour flûte seul ?

Le premier volet était déjà destiné à Emmanuel Pahud (qui a créé Beyond II à Berlin), et j’ai voulu en revisiter le matériau, comme un palimpseste, pour le replacer dans le contexte du trio.

L’un des grands impacts du confinement a été de remettre totalement en question notre rapport au temps. Le temps qui est la toile même sur laquelle s’inscrit le discours musical : avez-vous le sentiment que votre manière de composer, et notamment votre manière de composer le temps, a changé ?

Cette musique reste ma musique. Mon style n’a subi aucun bouleversement radical. Mais la pièce est bien sûr le produit des circonstances actuelles, et j’y ressens une forme de noirceur émotionnelle. Si je l’avais composée avant, entre deux tournées, elle aurait certainement été différente. Exactement comme la pièce d’orchestre que je termine en ce moment et qui s’inscrit dans le même univers sonore : elle me fait penser à une symphonie de Bruckner, avec toutes ses parties virtuoses jaillissant d’un sombre magma qui s’écoule lentement, imperturbablement. C’est une musique hivernale, composée au cœur de l’été — voilà encore un effet du confinement !

Sophie Cherrier (flûte), Valeria Kafelnikov (harpe) et John Stulz (alto) répètent Beyond II

Dans le Trio, j’aspire aussi à une forme de fluidité. La trajectoire est assez simple : la musique se déplie et explose pour soudain se dissoudre dans une grande pause, qui intervient exactement à l’équilibre du nombre d’or. Pendant un temps, il semble que rien ne se passe, puis tout ce qui a déjà été dit est rendu à l’auditeur, lequel reste avec le sentiment d’un souvenir encore vibrant. Je reprends ensuite le discours pour l’étendre dans un geste lumineux qui semble nous quitter pour un au-delà du réel. Finalement, cette pièce est comme un cadeau offert aux musiciens et à moi-même, puisque je me suis offert le temps de la composer.

Photos : © Franck Ferville / © EIC