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« Double Cheese Passions ». Entretien avec Raphaël Cendo, compositeur.

Entretien Par Pierre Rigaudière, le 28/05/2021

Raphaël Cendo développe depuis de nombreuses années le concept de saturation instrumentale qu’il décrit comme « la conséquence d’une démesure dans un espace limité ». Après deux reports successifs en raison de la fermeture des salles ces derniers mois, il  présentera enfin sa nouvelle et grande œuvre, Double Cheese Passions, le 11 juin à la Cité de la musique, dans le cadre du festival ManiFeste. Un titre bien curieux qui demandait  bien quelques explications du compositeur. 

 

Raphaël, sur quelle idée se fonde cette création au titre aussi ludique qu’énigmatique ?
Double Cheese Passions – bien plus qu’un acte musical – est une tentative d’appréhender notre époque et son futur incertain. Imaginée comme un rituel cathartique étrange, une cérémonie carnavalesque essentiellement basée sur des textes provenant de diverses citations ayant un lien avec le contexte économique, Double Cheese Passions articule des faits, des doutes et déroule une dramaturgie implacable, pleine d’ironie. L’insertion de « Double Cheese » dans le titre, qui renvoie à ce Ronald McDonald mondialement connu, transforme immédiatement le mot Passions en une marque supplémentaire dans le torrent de violences et d’hypocrisies que déverse la mondialisation. Ce n’est plus seulement de burger dont il s’agit – d’une référence majeure du capitalisme – mais de passions, d’une autre support quelconque remplaçant le pain mou et la viande lavée à la javel par des passions moles, désincarnées et fades. En effet, Passions pourrait aussi très bien être le nom d’un énième parfum d’une grande marque du CAC 40, un film de Brian de Palma ou un roman de gare : le titre contient autant son sens que son contresens, sa force initiale et son détournement.

Qu’est-ce qui vous a incité, pour votre musique récente, à vous tourner davantage vers la voix ?

Une théâtralité crue qui regarde vers Antonin Artaud. Pour chacune de mes pièces vocales, j’essaie de trouver une parole qui puisse atteindre une sorte d’immédiateté, court-circuitant le filtre de la représentation, ce qui est extrêmement difficile. Pour Double Cheese Passions, j’ai pris le soin d’écrire la plupart des textes pour avoir justement cette force d’immédiateté.

Sur quels textes avez-vous fondé cette composition ?

 

La chanteuse incarne un personnage (appelé « Fuffi Baxter ») qui est une sorte de personnification du monde dans lequel nous vivons. L’ADN de cette personnalité iconoclaste, provocatrice et caricaturale, est inscrit dans son nom même : « Baxter » renvoie à un film français mettant en scène un bull terrier, doué de pensée, observant les humains, témoin de leur médiocrité et de leurs névroses. Quant à « Fuffi », c’est le terme que l’on utilise en Argentine pour désigner un chat errant. Cette dualité chien/chat crée un personnage dont la bipolarité se projette dans les textes. D’une part j’ai choisi des retranscriptions de conférences de grands leaders économiques comme McDonald’s, Facebook ou Coca-Cola. D’autre part, j’ai inséré mes propres réflexions, le plus souvent sarcastiques, sur notre monde. Là où ces deux mondes textuels deviennent intéressants, c’est que j’y ai volontairement glissé de fausses informations. C’est tellement d’actualité !

 

Y a-t-il une dimension politique dans votre pièce ?

Je regarde le monde tel qu’il est, j’en ressens et pressens certains aspects, mais mon rôle n’est pas de défendre des valeurs politiques, et ce n’est pas comme cela que je pense l’artiste du xxie siècle. Je suis revenu naturellement au concept premier de l’artiste : celui des premiers chamanes n’extériorisant leurs danses ou leur musique que s’ils avaient vraiment pressenti certaines forces. Il me semble que certains créateurs se sont trop éloignés de ces racines et cherchent avant tout à démontrer leurs compétences.  

Quel type de vocalité développez-vous ici ?

Une vocalité directe, le plus souvent parlée et précisément notée, telle que je l’avais déjà abordée dans mon troisième quatuor à cordes, Delocazione. Mais ici, j’ai radicalisé la démarche en ôtant toute possibilité de superflu.

La personnalité de la soprano Christina Daletska a-t-elle été décisive pour ce projet ?

Dès notre première rencontre, j’ai senti qu’il était possible de mener ce genre de projet avec elle. Nous avons beaucoup d’idées communes, et un désir artistique convergent. Sa voix, qui m’a touché au plus haut point, correspond bien à sa personnalité : honnête, franche, douce mais déterminée. Christina peut aussi bien chanter le répertoire que de s’atteler à des projets contemporains. C’est une rencontre déterminante dans ma vie de compositeur.

Quel est l’apport de l’électronique dans Double Cheese Passions ?

Augustin Muller et moi-même avons demandé à l’Ircam de nous procurer un nouveau synthétiseur modulaire complètement analogique. Ce n’était qu’une piste parmi d’autres, mais grâce à l’instinct et au savoir-faire d’Augustin, beaucoup de choses se sont décidées d’elles-mêmes : refus d’une spatialisation en salle et d’une diffusion sur des enceintes, écriture précise de l’électronique et place centrale de la machine dans le dispositif du concert. Durant toute la pièce, je joue du synthétiseur, diffusé via différents matériaux repartis sur scène.

Comment se déploie l’ensemble instrumental ?
Il constitue une sorte de synthèse de toute la recherche que j’ai pu effectuer jusqu’à présent sur le travail instrumental : les sons saturés, total-saturés, infra-saturés… La forme de la pièce tend également vers la saturation, avec non plus un matériau développé longuement mais au contraire des changements formels très abrupts, sans connexion apparente. Par rapport à mes pièces antérieures, de nouvelles interactions entre la chanteuse et l’ensemble instrumental vont peut-être apparaître, avec de fortes consistances de timbres. Quant à l’électronique, elle interviendra en contrepoint de l’ensemble avec une autonomie propre.

Votre réflexion sur la saturation connait-elle de nouveaux développements avec Double Cheese Passions ?

La musique concrète instrumentale et la saturation ont fait leur temps. Elles ne parlent plus de nous, ont perdu leur force première, celle de l’anticipation de la catastrophe. Et pourtant, ces musiques restent à la pointe de la recherche instrumentale. Il faut en imaginer les possibles réinventions. En 2019, j’ai composé Berlin Toccata, inaugurant la dernière étape de la saturation instrumentale, à savoir la saturation historique. Double Cheese Passions en est l’aboutissement. Réintégrant les grandes formes musicales, les accords tonaux ainsi que certaines caractéristiques des musiques populaires, sans aucune fonction harmonique tonale ni aucune citation, la saturation historique accueille à l’excès l’histoire de l’humanité. Elle produit un déferlement constant d’images connues mais qui, dans leur disposition formelle, nous sont totalement étrangères. J’aspire à une musique de l’acceptation de notre histoire, humaine et personnelle, à une musique de la réconciliation.

 

Que représente cette création à vos yeux ?
Je pense que c’est l’une de mes créations les plus ambitieuses. Elle aura nécessité plus d’une année de travail pour une durée de 25 minutes. J’y brise tous mes réflexes habituels sur la musique électronique en particulier.

Photos (de haut en bas):  © Jean Radel / © Yuri Helytovych