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L’odyssée du contre-espace. Entretien avec Sasha J. Blondeau, compositeur.

Entretien Par Jéremie Szpirglas, le 20/09/2019

Le 22 septembre prochain, dans l’écrin de la Pierre Boulez Saal de Berlin, l’EIC présentera, en première mondiale, Contre-Espace, de Sasha J. Blondeau que l’on retrouvera donc, deux ans après le très remarqué Namenlosen, créé à la Philharmonie de Paris en juin 2017.

Sasha, c’est la deuxième œuvre que vous écrivez pour l’EIC après Namenlosen en 2017. Comment cette expérience a-t-elle nourri votre métier de compositeur, et comment l’avez-vous réinvestie dans ce nouveau projet ?

Namenlosen était mon projet de fin de doctorat, et c’était aussi mon premier « gros projet » en termes d’effectif mais aussi en termes de complexité technique pour la partie électronique. De ce fait il m’a appris beaucoup de choses. Pour Namenlosen, quatre solistes étaient disposés autour du public et de l’ensemble. Pour cette nouvelle pièce qui sera jouée à Berlin, j’ai repris ce principe, d’autant que la configuration de la Boulez Saal le permet, voire l’encourage. Cette fois, ce sont huit instrumentistes qui sont disposés tout autour et sur les balcons. Ainsi l’intégralité des cuivres, les deux hautbois et le basson sont hors-scène, et forment deux groupes de quatre. Je reprends donc ce travail entamé dans Namenlosen du rapport entre un espace de scène et une sorte de périphérie.

Comment décririez-vous votre parcours esthétique au cours de ces deux dernières années ?

En un mot : mouvementé ! Entretemps, j’ai terminé mon doctorat, passé ma soutenance, ce qui, en soi, est une sorte de temps-autre. Puis j’ai eu l’immense chance d’être sélectionné parmi les pensionnaires de la Villa Médicis pour l’année 2019-2020. Je pensais faire beaucoup de recherche au cours de cette période, mais plusieurs nouveaux projets sont arrivés… bref, ce fut une année si vertigineuse que je ne l’ai pas vue passer. Je me sens un peu plus libre aujourd’hui. J’ai à présent réellement quitté ce statut d’étudiant, même si on le reste toujours un peu. Pour autant, je suis dans une phase d’entre-deux. J’évolue vers quelque chose, qui se forme petit à petit mais qui n’est pas encore tout à fait là. J’essaie de ne pas tomber dans des facilités, ces tics qu’on peut avoir, surtout quand on se met à devoir composer plus vite. Il faut du courage pour aller au-delà de ce qu’on connait et qui fonctionne.

Il y a un rapport au son que j’aimerais trouver. Un rapport qui n’est pas de l’ordre de l’adoration ou d’un rapport purement phénoménologique. J’aimerais intégrer mieux la question du timbre, ou tout du moins de manière plus fine et intelligente, dans les systèmes avec lesquels je travaille. Et puis j’ai des obsessions. Celles des temps et des espaces multiples qui coexistent plus ou moins, celles de formes qui travaillent le morcellement, la mémoire et sa reconstruction notamment. Ce sont comme des courants qui font leur chemin, petit à petit. 

Parlez-nous de votre création, Contre-Espace ?

Cette pièce est un peu à part. D’abord, elle m’a été commandée très tardivement, et j’ai donc dû faire une chose que j’avais jusqu’ici en horreur : écrire vite. Je suis un habitué des grands plans aux mille ramifications qui se préparent des mois à l’avance. Ici, il a souvent fallu avancer davantage à l’instinct. Mais je crois que cela n’est pas nécessairement mauvais, surtout pour moi qui fait partie des personnes un peu obsédées par le fait de contrôler le moindre détail… 

Une autre raison est éminemment personnelle, et est liée au titre qui, comme souvent chez moi, est un emprunt. C’est un terme de Foucault, qu’il a utilisé dans plusieurs de ses conférences sur le principe d’hétérotopie. 

« On ne vit pas dans un espace neutre et blanc ; on ne vit pas, on ne meurt pas, on n’aime pas dans le rectangle d’une feuille de papier. On vit, on meurt, on aime dans un espace quadrillé, découpé, bariolé, avec des zones claires et sombres, des différences de niveaux, des marches d’escalier, des creux, des bosses, des régions dures et d’autres friables, pénétrables, poreuses. Il y a les régions de passage, les rues, les trains, les métros ; il y a les régions ouvertes de la halte transitoire, les cafés, les cinémas, les plages, les hôtels, et puis il y a les régions fermées du repos et du chez-soi. Or, parmi tous ces lieux qui se distinguent les uns des autres, il y en a qui sont absolument différents : des lieux qui s’opposent à tous les autres, qui sont destinés en quelque sorte à les effacer, à les neutraliser ou à les purifier. Ce sont en quelque sorte des contre-espaces. »

Michel Foucault, Les Hétérotopies, France-Culture, 7 décembre 1966

En 2017, lorsque j’ai écrit « Namenlosen », je l’ai fait avec le prénom de Julia, en tant que compositrice. L’année 2019 a été marquée pour moi par le commencement d’une traversée. D’un genre à l’autre. Et si celle-ci fut absolument libératrice, elle impliquait aussi de passer dans cette sorte de « contre-espace » que Michel Foucault aurait peut-être appelé « hétérotopie de genre ». J’habite à présent un nouvel espace — un espace-autre du genre — et j’essaie, quelque part, de trouver aujourd’hui ce lieu dans ma musique. Non pas dans une tentative de transposition littérale, mais bien plutôt parce que vivre dans cet intervalle m’amène à repenser certaines frontières, à voir les grands ensembles de catégories bien délimitées comme des spectres en devenir.

J’ai souhaité profiter des spécificités de la Boulez Saal (illustration ci-contre) pour tenter d’apprivoiser de nouveaux espaces et de voir comment ensemble instrumental et musiciens de la périphérie coexistaient, comment les diverses combinaisons pouvaient faire se transformer une masse mélodique en constellation de sons plus ou moins indéterminés. C’est presque une sorte de première expérience, le début d’un voyage que j’entreprends et dans lequel il faut parfois oser avancer à l’aveugle.

 

 

Photos ( de haut en bas) : DR / répétition de Contre-espace à la Philharmonie de Paris, septembre 2019 © EIC