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Couleurs d’onde.

Entretien Par Ann Veronica Janssens, le 21/02/2018

Brumes de lumières, sculptures de scintillements, dispositifs sonores, les œuvres de la plasticienne belge Ann Veronica Janssens ouvrent des espaces inconnus et inouïs. L’Ensemble intercontemporain lui a proposé d’imaginer un contrepoint visuel au chef-d’œuvre d’Olivier Messiaen, Des canyons aux étoiles… qui sera joué le 16 mars à la Philharmonie de Paris.

Éteignez toutes les lumières… Le dispositif idéal aurait été de plonger la salle et la scène de la Philharmonie dans un noir complet et que ce concert se déroule à l’aveugle ; que mon intervention plastique ne se voie pas, ne se ressente pas, qu’elle disparaisse. Ce qui m’importe le plus, c’est la musique d’Olivier Messiaen, ces sonorités qui fendent l’air. Je suis sculptrice et je travaille sur la perception. Je conçois des dispositifs pour mettre l’espace intérieur en émoi, en mouvement.
Pour l’Ensemble intercontemporain, le dispositif de noir complet est une idée utopique car les musiciens doivent être au contact visuel de leurs partitions et du chef d’orchestre. Donc j’explore d’autres pistes comme celle de faire naître une nappe de lumières au-dessus de la nappe musicale grâce à une partition d’interventions lumineuses et colorées, ponctuelles, agissant dans le lieu. Cette partition serait interprétée par un instrument supplémentaire à ceux de l’orchestre, « l’instrument de lumières », qui pourrait être un projecteur robotisé.

Je ne suis pas musicienne. J’ai accepté l’invitation de l’Ensemble intercontemporain parce que je ne me suis jamais aventurée sur ce terrain et que l’œuvre d’Olivier Messiaen est formidablement exploratrice. J’ai la passion de l’inconnu. En même temps, le son comme la lumière sont des ondes. Ce sont des matériaux fluides qui s’infiltrent, qui débordent les limites des murs, des architectures.
À plusieurs reprises, j’ai utilisé le son comme un matériau de sculpteur. Par exemple, avec le plasticien Michel François et la collaboration d’Alex Fostier, concepteur sonore, nous avons créé la sensation sonore d’une chute physique sans fin. Un souffle dans un tube de métal avait été réarrangé et créait une forme de vertige. Le son était également au centre d’une installation que j’ai réalisée dans l’Ancien Entrepôt des Tabacs de Dunkerque, une halle immense dont les planchers avaient été retirés. Il s’agissait de souffles qui tantôt s’amplifiaient et produisaient un vent fort et tantôt se réduisaient à une respiration circulant dans la charpente.

Depuis le début de mon travail, dans les années 1970, j’interroge la perception, la lumière, le mouvement, l’espace. J’invente mes outils. J’ai toujours l’impression de repartir à zéro. Je vais vers de nouvelles expérimentations. Je n’ai pas de formes fixes. Je me trouve plutôt dans les questions de fluidité, de matériaux pauvres, de formes non arrêtées, éphémères. Je mets en place des dispositifs neutres et l’aptitude interprétative du visiteur crée l’œuvre. Mon idée est de produire de la forme, de la couleur, de l’espace, du mouvement là où il n’y en a pas.
Plusieurs de mes dispositifs sont des brouillards artificiels. En entrant dans un espace, le visiteur est plongé dans une brume — colorée ou blanche — dans laquelle il est désorienté et perd ses repères. Bien qu’il soit dans la lumière, il ne parvient plus à voir les limites de l’espace, à distinguer les autres ni même parfois son propre corps. Son expérience, son système nerveux, sa singularité font l’œuvre. Cette dernière est, tout comme la musique, dépendante de celui qui la reçoit.

J’essaie de désorienter l’habitude pour ouvrir des formes inédites qui engagent le corps et la pensée. Se sentir perdu permet de se redécouvrir, de développer les sens et la pensée différemment. Quand il y a une perte de repères, l’attention est aux aguets, en éveil. Je travaille sur nos capacités de perception, sur ce que le cerveau est en mesure de produire. La disponibilité nouvelle nous permet de réveiller nos sens à d’autres intuitions, d’autres possibles, d’autres façons de voir, d’entendre, de ressentir.
Mes œuvres sont des œuvres à vivre, à fréquenter, à approcher, à éprouver. J’en suis la première expérimentatrice et la première surprise. Par des dispositifs parfois techniquement très élaborés et d’autres fois très simples. Je pense, par exemple, à la proposition des « Phosphènes »*. Elle est purement mécanique, elle consiste en une pression prolongée des doigts sur les paupières closes. Cela fait apparaître des formes géométriques, lumineuses, pétillantes. Comme de petites étoiles. Je regarde le monde de façon plus cosmomorphe qu’anthropomorphe. Cela me relie peut-être à l’œuvre d’Olivier Messiaen.

 

Propos recueillis par Annabelle Gugnon

 
* Les « Phosphènes » sont une performance initiée par Ann Veronica Janssens en 1997. Elle a été renouvelée à plusieurs reprises. Les phosphènes sont le nom d’une sensation lumineuse qui résulte de l’excitation de la rétine par la pression des doigts (entre autres possibilités).

 

Photos (de haut en bas) :
Ann Veronica Janssens © Ivan Put  ;  yellowbluepink (2015) / artificial fog, artificial light, colour filters / dimensions variables – Courtesy: the artist and Wellcome collection, London / Photo © Guy Corbishley/Alamy Live News ; Rose (2007) / 7 light projectors, artificial haze / Photo © Blaise Adilon
Courtesy: the artist, Collection Centre Pompidou, Paris and IAC Villeurbanne, France ; yellowbluepink (2015) / artificial fog, artificial light, colour filters / dimensions variables – Courtesy: the artist and Wellcome collection, London / Photo © Wellcome Collection, photo by Tom Farnetti