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Composer avec l’histoire de la musique. Entretien avec Joan Magrané Figuera.

Entretien Par Laurent Fassol, le 07/04/2017

article©CarlesFargas2013
Jeune compositeur espagnol formé à Barcelone (avec Agustín Charles), à Graz (avec Beat Furrer) et au Conservatoire de Paris (avec Stefano Gervasoni), Joan Magrané Figuera est l’une des révélations de la scène musicale actuelle. Loin des postures monolithiques et manichéennes, il fait rimer avant-garde et histoire de la musique, revisitant cette dernière pour mieux servir son expression artistique.

Joan, en réponse à une commande récente de l’EIC, vous avez composé Fragments d’Ausiàs March pour cinq voix et ensemble : qui était Ausiàs March ? Que sont ces fragments ?

Ausiàs March est, avec Jordi de Sant Jordi ou Joan Roís de Corella, l’un des poètes de langue catalane les plus importants du siècle d’or valencien (le XVe siècle). La majeure partie de son œuvre parle d’amour : si l’héritage des troubadours et de la « courtoisie » chevaleresque y est encore très présent, elle s’en distingue par sa grande force expressive ainsi que par son indéniable originalité (et plus particulièrement son emploi affirmé du « je » créateur) qui lui confère une modernité déconcertante, encore aujourd’hui. Pour ma pièce, je ne retiens que quelques fragments de sa poésie, d’abord parce que je ne voulais pas mettre en musique un de ses poèmes dans son intégralité, mais aussi pour créer comme une dramaturgie à partir de son verbe. J’amplifie le contenu et l’essence de chaque fragment tout en structurant en parallèle la forme musicale, jusqu’à obtenir une cantate sui generis.

La reprise de cette création le 29 avril à Bruxelles, s’inscrit dans un programme en forme de grand écart temporel puisqu’il « entremêle » des œuvres du XIVe à aujourd’hui. Quel rapport entretenez-vous à la musique ancienne ?

C’est une musique dont je me sens très proche et c’est celle que j’écoute le plus souvent pour mon plaisir. Quand je suis à ma table de travail, j’ai toujours en tête la concentration expressive absolue et la puissance émotionnelle qu’on peut trouver chez un Monteverdi, par exemple. Le principe de madrigalisme joue également un rôle éminent dans ma pensée musicale, même si je l’utilise finalement d’une façon plus abstraite et structurelle que descriptive ou littérale. Le contenu d’un vers, par exemple, peut me suggérer une idée assez précise de la texture générale d’un passage ou d’un geste musical en particulier. Vient ensuite le sonore proprement dit. Et, là encore, « j’emprunte » sans arrêt à toutes ces musiques ce qui relève d’une recherche de timbres purs, des flautandos et de la fluidité instrumentale.

DSCF4746Fragments d’Ausiàs March, Cité de la musique, janvier 2017

Comment créer une œuvre originale sans faire abstraction de l’histoire de la musique ? Quelle est la puissance inhibitrice, intimidante du répertoire ou, au contraire, sa puissance d’inspiration ?

J’ai sur ce sujet une position très personnelle. Je ne comprends la création musicale que faisant partie d’une tradition. La composition est pour moi une preuve d’amour pour la musique en même temps qu’un incessant dialogue, émaillé de références directes ou indirectes, avec ce répertoire qui nous accompagne en tant qu’auditeurs. Faire de la musique est pour moi un mode d’expression, et tout ce qui peut m’aider à enrichir culturellement l’écoute me semble bienvenu. Cela dit, il est bien évidemment nécessaire, voire obligatoire, d’aller plus loin. Même forts de ce bagage culturel individuel, nous nous devons d’exprimer quelque chose, non pas nécessairement nouveau, mais personnel et authentique.

DSC_3726Matthias Pintscher (à gauche) avec Joan Magrané Figuera, janvier 2017

Vos références ne sont pas uniquement musicales, mais aussi poétiques ou picturales. Comment ces sources extra musicales vous inspirent-elles ?

Une composition trouve toujours pour moi son origine dans une source concrète. J’ai besoin de ne pas me trouver les mains vides pour affronter la « page blanche » : je donne mon « opinion » musicale personnelle sur cette source originelle. L’élaboration de la forme et de la structure générale commence alors toujours de manière abstraite, en essayant au brouillon de mettre relation tout ce que je peux trouver qui soit, de près ou de loin, en rapport avec cette idée initiale et directrice. Le plus gros du travail consiste en la concrétisation et le polissage de toute cette matière afin de la transformer en musique, et plus particulièrement en « ma » musique (puisqu’il m’arrive d’utiliser comme base de travail des musiques préexistantes). La mise en pentagrammes des notes, des rythmes et de tous les autres éléments de la partition intervient à la toute fin du processus.

DSCF4737Fragments d’Ausiàs March, Cité de la musique, janvier 2017

Transposez-vous aussi des techniques propres à ces disciplines extra-musicales à la musique ?

Bien sûr. L’une de mes préférées est le sfumato, cette technique picturale d’effet vaporeux qui donne au sujet des contours imprécis. Je l’applique surtout à l’instrumentation — qui n’est rien de plus, en définitive, qu’un contrôle de la clarté et la complexité de la couleur et du timbre.

 

Photos (de haut en bas) : © Carles Fargas / autres photos © EIC