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The Forgotten City. Entretien avec David Hudry, compositeur.

Entretien Par Pierre-Yves Macé, le 29/04/2016

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Le 27 mai 2016, l’Ensemble intercontemporain interprétera une création de David Hudry pour 27 instruments, The Forgotten City, premier volet d’une série de pièces autour de l’univers industriel. Le jeune compositeur français, récemment distingué par le prestigieux Prix de Composition de la Fondation Ernst Von Siemens, nous parle de sa formation, de ses influences et de l’évolution de son écriture.

David Hudry, pouvez-vous dire à quel moment est né votre désir de devenir compositeur ?

J’ai commencé la musique avec l’étude d’un instrument dont je parle assez rarement : l’accordéon. Après plusieurs années passées à explorer les différentes facettes du répertoire usuel de cet instrument, j’étais las et j’ai donc intuitivement commencé à l’utiliser pour chercher des idées musicales que je transcrivais sur papier. Puis, dans le cadre de mon cursus de musicologie à l’université de Montpellier, j’ai découvert tout le répertoire de la musique du XXe siècle, depuis le sérialisme jusqu’à la musique concrète et électroacoustique. Parallèlement, je suis entré au Conservatoire de Montpellier dans la classe de composition de Christophe de Coudenhove, avant de déménager à Paris et d’intégrer la classe de composition d’Emmanuel Nunes au CNSMDP. À côté de cet enseignement, j’ai formé ma technique en me plongeant dans la lecture de partitions et d’écrits théoriques de compositeurs. J’ai beaucoup lu les écrits de Carter – j’étais notamment fasciné par ses modulations métriques – Ferneyhough, Nunes, bien sûr, mais aussi Berio, Ligeti… Les écrits de Boulez m’ont également frappé par leur capacité à créer de fortes connexions entre le musical et l’extra-musical. Je me suis ainsi rendu compte que la peinture exerçait un fort pouvoir sur mon imagination et que j’avais un rapport visuel à la musique : je me suis alors plongé dans la lecture des écrits théoriques de Klee et Kandinsky – notamment Point et ligne sur plan.

Que vous ont apporté ces lectures théoriques relatives à l’art visuel ?

Elles m’ont permis d’envisager une forme d’abstraction à laquelle je n’aurais pu accéder si j’étais resté uniquement en contact avec la musique. Les archétypes que l’on en dégage peuvent être exploités de mille et une façons différentes. Je peux, par exemple, prendre une ligne mélodique comme point de départ, la superposer à elle-même pour obtenir ce que Boulez nomme une hétérophonie ; ou bien agrémenter cette même ligne de diverses formes géométriques (points, lignes, surfaces) qui sont autant d’objets ou gestes musicaux caractérisés. Du coup, la perception que l’on a de cette ligne change selon qu’on l’écoute « nue » ou « habillée » de son contrepoint.

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Votre musique semble également obéir à un modèle dramaturgique. Vous parlez volontiers de « personnage musical ». Quand la ligne devient-elle personnage ?

La notion de « personnage musical » a émergé avec ma pièce pour basson et électronique Impromptu pour un monodrame (2007), une dramaturgie au cours de laquelle cinq « personnages musicaux » s’expriment à travers des couleurs et des écritures différentes bien qu’interprétées par le même instrument – en jouant donc sur les différences de registre, les modes de jeu et de traitement du son. Pour moi, le « personnage musical » naît d’une écriture orientée en fonction des particularités techniques et expressives d’un instrument. J’emploie le terme de personnage car l’instrument a une valeur quasi humaine dans son mode d’expression : c’est la voix de l’alto ou du basson. J’imagine par exemple l’alto comme un personnage romantique, un voyageur errant et solitaire à la Schubert qui parcourt plusieurs de mes pièces.
Lorsqu’il n’existe pas cette intimité étroite entre une écriture et un instrument, je préfère parler d’« objet musical » pour désigner des gestes caractéristiques ou des morphologies plus neutres, plus fonctionnelles, qui peuvent s’appliquer indifféremment à divers instruments ou groupes instrumentaux.

Ces objets et personnages musicaux circulent à travers votre œuvre…

Oui. Pour moi, composer revient à accompagner un organisme vivant dans son processus complexe d’évolution. Les différentes pièces sont un peu comme des cellules vivantes différenciées qui assurent des rôles spécifiques tout en se répondant mutuellement. Je suis par ailleurs très attaché à l’idée de recontextualiser mes idées antérieures afin de les voir exister autrement dans de nouvelles pièces. Inversement, certaines idées développées dans des anciens projets ne me disent plus rien du tout, elles ne me parlent plus. Je les laisse alors de côté et me dis que peut-être, dans cinq ou dix ans, elles s’imposeront à nouveau d’elles-mêmes. Ce processus se fait très intuitivement. Ma façon de composer a beaucoup évolué à cet égard. Dans mes premières œuvres, j’avais tendance à vouloir tout planifier et à contrôler rigoureusement mon écriture ; une façon pour moi, peut-être, de me rassurer et de donner une certaine consistance à mon travail. J’étais obsédé par les relations « génétiques » entre les éléments au sein d’une œuvre. Peu à peu, je me suis rendu compte qu’il y a des relations qui s’entendent directement, et d’autres purement théoriques qui permettent simplement de donner une cohérence à l’édifice musical. Aujourd’hui, avec un peu de recul sur mon métier, je préfère laisser parler mes intuitions, simplement, et chercher l’expression la plus juste à chacune de mes idées musicales. C’est à mon avis ce qu’il y a de plus difficile à faire dans la composition…

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Votre création pour l’Ensemble intercontemporain porte le titre The Forgotten City. À quoi renvoie-t-il ?

Je nourris depuis plusieurs années un intérêt pour le monde industriel. Dans ma pièce Passage pour 5 instruments et dispositif électronique, je m’étais inspiré d’un poème d’Émile Verhaeren, Les usines. J’ai eu l’idée de The Forgotten City en visitant la ville de Buffalo aux États-Unis, ville qui faisait partie de cette fameuse Manufacturing Belt, aujourd’hui en déshérence. J’y ai vu les ravages de la désindustrialisation : bâtiments entièrement vides, usines désaffectées, maisons de style édouardien laissées à l’abandon… The Forgotten City est une vision métaphorique de cette ville-fantôme. Ce n’est pas de la musique à programme, mais plutôt une interprétation de ce que j’ai pu ressentir, impressions avec lesquelles j’essaie de créer un univers sonore spécifique. J’ai collecté des sons industriels que j’ai analysés grâce aux outils informatiques pour en extraire des informations objectives que je peux utiliser comme point de départ et modifier à ma guise. Ce projet m’amène également à travailler davantage sur le rythme, paramètre qui était parfois un peu banalisé dans mes compositions précédentes. J’y explore notamment le découpage de la pulsation et les différentes façons de scander le temps…
The Forgotten City est le point d’ancrage d’un nouveau cycle qui se prolongera avec Machina Humana, une pièce pour 15 instruments et dispositif électronique dans laquelle le son instrumental se mêlera à l’âpreté des sons concrets industriels.

 

 

Photos © Manu Theobald / Ernst von Siemens music foundation