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Il y a de drôles de fruits qui pendent aux arbres . Un texte inédit d'Olivia Rosenthal.

Grand Angle Par Olivia Rosenthal, le 20/12/2015

Rosenthal
Après Mathieu Larnaudie l’an dernier, c’est à Olivia Rosenthal que nous avons donné carte blanche pour écrire sur la musique. Son point de départ est aussi original qu’inattendu puisqu’elle a choisi d’introduire son texte en commentant une chanson de Billy Holliday, « Strange fruit » sur les violences subies par les afro-américains aux Etats-Unis à la fin des années 1930. Auteur de romans, de pièces de théâtre et d’un livret d’opéra pour Eryck Abecassis (Safety First, 2013), elle collabore régulièrement avec des cinéastes, des chorégraphes et des metteurs en scène. En 2013, elle a créé avec Lionel Ruffel un master de création littéraire à l’Université Paris VIII. Elle a publié en 2014 Mécanismes de survie en milieu hostile aux éditions Verticales.
Southern trees bear a strange fruit, ce sont les mots qui me viennent à l’esprit et au bout de la langue lorsque je dois m’atteler à la tâche d’écrire. Je les rumine, je les mâche, je les susurre parce que la langue étrangère est toujours plus musicale et plus sensuelle que la sienne propre. Et si j’osais, ce sont ces mots-là, interprétés par Billy Holliday en 1939, que je mettrais en exergue de toutes mes lectures musicales. Ils me renvoient à l’origine de tout désir de chanter, de composer, d’écrire, une origine faite de désespoir et de rage conjugués que la plainte de Billie Holliday porte et magnifie. Leur sonorité, leur cadence, leur fluidité rugueuse sont, pour moi, une des manifestation possibles de l’énergie, de la colère, de la mélancolie et de l’emportement qu’il faut pour avoir envie de dire à haute voix, devant un public et sur une scène, des textes qu’on a écrits ailleurs.
Ces mots et cette chanson font signe en direction d’une expérience à la fois singulière et collective. Comme toujours quand il s’agit d’une œuvre d’art, ils touchent à l’intimité d’un seul et au destin de beaucoup, c’est pourquoi ils ont l’ampleur et la tristesse nécessaires pour atteindre des auditeurs multiples. Southern trees bear a strange fruit chante Billy, sa voix est sur le point de se briser mais elle résiste, c’est la fêlure qu’il y a à l’intérieur même du timbre de Billy qui bouleverse, c’est la faiblesse sous la force du souffle qui émeut, je ne comprends pas du tout ce qu’elle dit mais cela ne m’empêche pas de dire en même temps qu’elle, comme si, prises dans le déroulé de la partition, les phrases allaient magiquement me dévoiler leur sens, comme si, grâce à la mélodie, j’allais acquérir d’un coup, un peu comme un apôtre le jour de la Pentecôte, le don des langues en général et de l’anglais en particulier.
Il y a dans la musique un horizon, une matière auxquels le langage seul, même littéraire, ne peut accéder, un sens qui, au lieu de passer par le système construit, réglé, et ordonné de la syntaxe, emprunte d’autres pistes, mystérieuses, souterraines, que la langue, quelle qu’elle soit et malgré ses efforts, est incapable de rejoindre. A travers la musique et portés par elle, les mots inconnus traversent – comme on traverserait l’épaisseur atmosphérique – des temps et des espaces anciens, ils font remuer en nous des sensations premières, ils rappellent les cris, les soupirs, les respirations qui accompagnent depuis le début (du moins c’est ce que nous croyons) nos actions, nos mouvements, nos gestes, ils nous relient à nos corps, ils nous aggravent, ils nous projettent dans un temps d’avant les mots, temps dont nous avons été en partie arrachés en accédant au langage.
Southern trees bear a strange fruit dis-je et les sons de ces mots bizarres et incompréhensibles s’agrippent à ma personne alors même que j’ignore en les prononçant et les écorchant, ce que je dis. Par l’entremise de cette formule, de ce premier vers qui ouvre sur tous les autres vers de cette chanson, je m’immerge dans l’histoire des exactions, des crimes, des tortures, des viols et du travail forcé, par l’entremise de cette voix et de cette mélodie, je m’ancre dans le sud de Etats-Unis sans le connaître, je suis Billy, je suis une esclave noire, je suis une chanteuse qui rentre des champs, je prends racine, je résiste en rythme à ma disparition annoncée, à mon assujettissement et à ma destruction.
La musique, c’est comme la littérature mais en pire. On est projeté dans la voix de l’autre, dans son corps et dans sa vie, on est habité par sa présence, et quelques mots chantonnés à notre oreille suffisent à cette expérience de réincarnation. Tous ces refrains qu’on emmagasine avant d’écrire, venus d’ici et d’ailleurs, font clignoter en nous des histoires qui ne sont pas les nôtres, des personnes qui ne nous sont pas familières, ils nous aident à les découvrir, à les garder en mémoire, puis, quand le moment est venu, à leur donner une existence écrite, à les fictionner sans les trahir. On écrit avec des chansons et des couplets dans la tête, on les interprète, on les déforme un peu, on oublie certaines notes, on néglige certaines harmonies, on en invente d’autres, on les simplifie, mais, malgré les métamorphoses qu’on leur fait subir par choix ou par stricte incompétence musicale, on conserve en soi ces compositions (et ces compositeurs) qui savent mieux que n’importe quelle littérature, faire état des multiples aventures minuscules, quotidiennes, intenses qui se font hors des mots et sont capables de frapper directement, sans filtre, n’importe quel auditeur.
Southern trees bear a strange fruit,
blood on the leaves and blood at the root,
black bodies swinging in the southern breeze,
strange fruit hanging from the poplar trees.
« Les arbres du Sud portent un fruit étrange
Du sang sur leurs feuilles, du sang à leurs racines
Des corps noirs qui se balancent dans la brise du Sud
Etrange fruit pendu aux branches des peupliers. »
Je chante cette chanson dans un anglais incertain et bégayé et je me rends compte que grâce au timbre de Billy Holiday, aux accents de la langue américaine et à la mélodie de cette complainte, les sons de tous ces mots énigmatiques finissent par s’insinuer en moi et faire partie de mon histoire. En les répétant, je m’approche de la musique, de la musique noire et de toutes les musiques, toutes les musiques sont noires, elles sont rythmées par une résistance au silence, une manière de l’occuper, de le ponctuer, de le fatiguer, elles se plient au claquement régulier du métronome pour mieux le contester, elles accentuent autrement, elles déplacent, elles réveillent notre passé, elles le scandent et le déboitent, elles le malmènent, elles le bousculent, le condensent et l’étirent. C’est la raison pour laquelle j’essaye quand c’est possible d’écrire en collaboration avec des musiciens, d’être soutenue, déplacée, dérangée, secouée par les sons qu’ils agencent. La musique m’aide à changer le statut même de la langue, à la rendre aux émotions, aux attitudes, aux postures qu’elle feint de surplomber, à lui insuffler une étrangeté et une pulsation qu’elle semble parfois avoir perdu. Je m’approche de la litanie, du battement, de l’harmonie et de la dissonance à pas de loups, j’y plonge mes phrases jusqu’à les rendre méconnaissables, c’est-à-dire sensibles, et j’espère ainsi faire vibrer et résonner pendant un moment l’épaisseur du temps, non pour le retenir – parce que le temps de toute façon ne se retient pas— mais seulement, et c’est déjà quelque chose, pour forger grâce à la musique et grâce à la littérature, un fragile instrument qui me permette provisoirement de mesurer son passage.
Southern trees bear a strange fruit,
blood on the leaves and blood at the root,
black bodies swinging in the southern breeze,
strange fruit hanging from the poplar trees
Pastoral scene of the gallant south,
The bulging eyes and the twisted mouth,
Scent of magnolias, sweet and fresh,
Then the sudden smell of burning flesh.
Here is fruit for the crows to pluck,
For the rain to gather, for the wind to suck,
For the sun to rot, for the trees to drop,
Here is a strange and bitter crop.
 
« Les arbres du Sud portent un fruit étrange
Du sang sur leurs feuilles, du sang à leurs racines
Des corps noirs qui se balancent dans la brise du Sud
Etrange fruit pendu aux branches des peupliers.
Scène pastorale du vaillant sud,
Les yeux révulsés et la bouche tordue,
Le parfum des magnolias, doux et printanier,
Puis l’odeur soudaine de la chair qui brûle.
Voici un fruit que les corbeaux picorent,
Que la pluie fait pousser, que le vent assèche,
Que le soleil fait pourrir, que l’arbre fait tomber
Voilà une étrange et amère récolte. »
Cette chanson continue son chemin en moi, je l’entends en sourdine, lancinante, lorsque j’écris le livret d’un opéra, Safety First, dont Eryck Abecassis a composé la musique[1]. Nous travaillons sur les shipbreakers, ces ouvriers qui, en Inde et au Bengladesh, démantèlent, avec des chalumeaux pour seul matériel, les énormes tankers et pétroliers européens en fin de vie. Leur travail est harassant, dangereux, irrégulièrement et mal rémunéré. Je pense à la chanson de Billy Holliday quand j’imagine le brouhaha des découpes, la chaleur brûlante, l’épuisement, la pollution, les produits toxiques, la chair humaine torturée et brûlée, les périls d’une vie. Et je me répète en boucle une expression, « one for zero zero zero », entendue dans la bouche d’un acheteur de bateaux qu’Eryck Abecassis a interviewé et enregistré sur le chantier d’Along. C’est avec ces mots qui désignaient sans doute le nombre de tonnes d’acier contenues dans le navire (14 0000 tonnes) et mesurait ainsi une fortune à venir, que j’écris un des passages du livret :
« Je suis arrivé là par hasard
One four zero zero zero
Je n’ai pas les chiffres en tête
One four zero zero zero
Je ne gagne pas tant d’argent que ça
One four zero zero zero
C’est un métier à haut risque
One four zero zero zero
Je négocie avec les agents
One four zero zero zero
Les marchés sont très fluctuants
One four zero zero zero
Il faut que tout se fasse très vite
One four zero zero zero
Je dois rembourser mes emprunts
One four zero zero zero
Je préfère la marchandise allemande
One four zero zero zero
Plus ils sont lourds, plus ils rapportent
One four zero zero zero
Je respecte la réglementation
One four zero zero zero
Je prends toutes les précautions nécessaires
One four zero zero zero.
Les chiffres flottent comme des promesses
entre les ouvriers et les chefs
les contremaîtres flottent comme des promesses
entre les ouvriers et les chefs
les carcasses flottent comme des promesses
entre les ouvriers et les chefs
Safety first. »
Et pour décrire la dureté du labeur, la multiplicité des intermédiaires, les conditions et l’organisation des tâches, la souffrance physique, je reprends dans un autre passages du livret, comme en écho, les mêmes chiffres, mais prononcés par une autre voix. Cette fois c’est le contremaître qui parle :
« Je les guide sur le chantier
On four zero zero zero
Je les envoie dans la soute
One four zero zero zero
Je réclame des masques de protection
One four zero zero zero
Je ne vois rien se passer
One four zero zero zero
Je suis obligé d’être très strict
One four zero zero zero
Je demande des gants et des bottes
One four zero zero zero
Je ne vois rien se passer
One four zero zero zero
Je les engueule pour les secouer
One four zero zero zero
Je crois qu’ils sont fatigués
One four zero zero zéro
J’ai investi pour les payer
One four zero zero zéro
Ils ont intérêt à se bouger
One four zero zero zéro
Je me rembourse sur leur travail
One four zero zero zéro
Je retiens trois jours de leur paie
One four zero zero zéro
Je ne veux pas perdre mon boulot
One for zero zero zero
Je ne vois rien se passer
[…]
L’argent flotte comme une menace
entre les ouvriers et les chefs
les contremaîtres flottent comme une menace
entre les ouvriers et les chefs
les carcasses flottent comme une menace
entre les ouvriers et les chefs
Safety first. »
Et alors je me rends compte que je n’ai pas quitté Billy Holliday, que le « One for zero zero zero » est un équivalent des « fruits étranges pendus aux arbres », que ces mots obscurs prononcés par un marchand indien traverseront tout le livret, changeront parfois de sens, se plieront aux aléas de la phrase et aux qualités du locuteur, seront comme l’éternel retour d’une formule maléfique destinée à rappeler que, sur le chantier comme ailleurs, l’obsession du rendement et du chiffre aliène, aveugle, mange et consume la chair humaine, la transforme en matériau et en moyen, de sorte que l’esclavage combattu et vaincu ici peut renaître là, et qu’il faudra encore beaucoup de chanteurs, beaucoup de compositeurs et beaucoup d’écrivains pour opposer une petite résistance, insuffisante et nécessaire, à la loi du plus fort.
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[1] Safety first a été créé pour le festival Reims Scène d’Europe en novembre 2013. Le spectacle a été produit par Césaré avec le soutien du Fonds de création lyrique, de l’Adami, de la Spedidam et du GMEM-CNCM, et l’aide à la diffison Arcadi-Ile de France. Pour ce projet Eryck Abecassis a bénéficié d’une aide de l’Etat pour la création d’une musique nouvelle et d’une résidence Villa Médicis « Hors les murs ». Olivia Rosenthal a reçu une aide du Centre national du théâtre pour l’écriture du livret.
Photo DR