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Solaris, l'océan et le cerveau.

Grand Angle Par Pierre Cassou-Noguès, le 27/02/2015

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Le philosophe et écrivain, Pierre Cassou-Noguès s’est livré à une libre analyse de Solaris, roman de  science-fiction de Stanislas Lem à l’origine de l’opéra du même nom qui sera créé le 5 mars 2015 au Théâtre des Champs-Elysées
Solaris, la planète océan, envoie des fantômes visiter les cosmonautes de la station orbitale. Ils ne sont que trois cosmonautes mais chacun a ses visiteurs, toujours le même : une figure de son passé lui revient, une figure qui le fait souffrir parce qu’elle est liée à quelque faute qu’il a commise. Kelvin, le narrateur, retrouve Harey, une jeune femme, une adolescente de dix-neuf, qui s’était suicidée dix ans auparavant après qu’ils se soient séparés. Kelvin avait quitté leur appartement, prenant ses affaires et laissant entendre à Harey qu’elle n’oserait pas, malgré les ampoules de poison qu’il se souvenait avoir ramené du laboratoire et déposé dans le placard de la salle de bain. Il était rentré, quelques jours plus tard mais trop tard justement. Harey était morte. Il l’avait tuée. Mais elle revient maintenant, dans sa chambre de la station orbitale. Quand il se réveille, elle est assise à côté de lui, au bord du lit. Il la tue à nouveau, comme les autres cosmonautes ont d’abord aussi tenté de supprimer leur visiteur. Kelvin oblige Harey a prendre place dans l’un des vaisseaux qui permettent aux cosmonautes de sortir de la station, Elle crie, elle a peur, les visiteurs ne supportent d’être séparés de celui auquel ils sont ainsi attachés. Ils ne savent pas même pourquoi ils ont besoin de sa présence ininterrompue. Ils le suivent pas à pas. Harey tente d’ouvrir le cockpit. Elle se déchire les mains sur les commandes mais Kelvin envoie le vaisseau dans l’espace où Harey se perd.
Kelvin retourne dans sa cabine, il se couche, s’endort et Harey l’attend à son réveil. Elle ne sait rien de ce qui s’est passé. Elle ne peut pas lui en vouloir. Elle ignore qu’il l’a tuée la veille et dix ans auparavant. Elle le retrouve comme après une maladie, qui aurait effacé une partie de sa mémoire. Elle ne se souvient pas de ce qui s’est passé la veille, ou du voyage qui les a conduits dans la station. Elle le reconnaît, bien sûr. C’est comme si elle avait toujours vécu avec lui. Elle sait seulement qu’elle ne doit plus le quitter.
On ne connaît pas les visiteurs des deux autres cosmonautes, Snaut et Sartorius, l’un semble recevoir un enfant espiègle mais l’on n’en sait pas plus. Sitôt après son arrivée dans la station, Kelvin croise une femme noire, torse nue. Elle visitait le savant qu’il remplace, Gibarian, et qui est mort. La fidélité de la femme est telle qu’elle va s’allonger à côté du cadavre dans la chambre froide. Quand Kelvin l’y découvre, ses paupières et ses narines sont couvertes de givre et, pourtant, elle respire encore. Elle n’est pas morte. Les visiteurs ne sont pas comme nous, c’est évident dès le début. Harey porte une robe dont les boutons ne sont que décoratifs et qu’il faut déchirer pour ôter. Quand elle se blesse, sa peau cicatrise en quelques minutes. Les visiteurs ne sont pas humains, les cosmonautes ne savent pas comment les appeler, des visiteurs, des fantômes, des créatures F. Ce qui est sûr, c’est qu’ils viennent de Solaris, la planète océan, mais pourquoi ? Pourquoi Solaris envoie-t-elle dans la station ces visiteurs ? C’est la question qui tourmente les trois cosmonautes et à laquelle le roman de S. Lem ne donne pas de réponse univoque.
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Dans le roman, on ne découvre pas dès le début la présence des visiteurs. On suit d’abord l’arrivée de Kelvin dans la station en orbite autour de Solaris. La planète est gigantesque, un océan agité d’incompréhensibles mouvements, qui attire le regard et mobilise l’attention. La station elle-même semble être abandonnée. Les équipements sont en mauvais état. Les robots ont été remisés et personne ne vient accueillir Kelvin quand il débarque. Snaut et Sartorius restent enfermés dans leur chambre, occupé à leurs affaires et à ses échanges étranges avec l’océan. Entré dans sa propre chambre, la première chose que fait Kelvin, du reste, est d’observer l’océan à travers la baie vitrée.
On pourrait se trouver dans une station balnéaire l’hiver, un hôtel décrépi sur le bord de la mer. Du moins, la station orbitale est tournée vers la planète océan comme les bâtiments de la plage regardent vers la mer. Et, comme il se doit, les hôtes, restés sur ce bord de mer, l’hiver venu, quand les touristes sont partis, sont un peu négligés et accaparés par des obsessions qui nous échappent. C’est seulement au bout de quelque temps, un quart environ du roman, qu’il nous faut accepter que ces obsessions ont une réalité et que l’océan en effet produit des fantômes qui viennent hanter les derniers humains de ce bord de mer.
Evidemment, Solaris est isolée dans l’espace, à une distance indéterminée de la Terre avec laquelle les cosmonautes n’ont que peu, ou ne semblent parfois n’avoir même plus, de rapport. Cet océan est éclairé de deux soleils qui produisent des aurores rouges, des crépuscules verts, toutes sortes d’illuminations que nos mers ne connaissent pas. Par ailleurs, cet océan se voit principalement du dessus, d’en haut, puisque la station orbitale le surplombe, alors que, depuis la plage, ou même un bateau, on regarde le mer à l’horizontale, et c’est cet horizon qui produit alors l’impression d’immensité. Mais, justement, la planète océan partage avec notre propre océan une sorte d’étrangeté, qui tient à cette immensité et à cette solitude, à ce que l’étendue liquide nous reste incompréhensible et inhospitalière, insaisissable à la pensée comme au corps, inhumaine en un mot : nous ne pouvons pas même nous y déplacer, sinon maladroitement, en flottant au-dessus de l’abîme ou dans un vaisseau qui nous donne la nausée. Les mouvements de notre océan, les vagues, les formations nuageuses sont, à les contempler depuis la plage, aussi énigmatiques que les éruptions de Solari, les « longus », les « mimoïdes », les « symétriades », les « asymétriades ».
Toutes sortes de théories ont été inventées depuis la découverte de Solaris. Comment la planète maintient-elle son orbite autour de ses deux soleils ? Si l’océan restait immobile, la planète quitterait sa trajectoire. Il faut donc qu’elle compense l’attraction plus forte de l’un des soleils par ses mouvements, ses vagues, ses marées pour ainsi dire, mais ceux-ci ne représentent-ils que des formations que l’on pourrait dire, par extension, « géologiques », ou bien faut-il accorder la vie à Solaris, ou une intelligence même, qui calculerait ses mouvements ? Ou bien encore ces catégories, comme l’indique peut-être le terme de « formations géologiques », sont-elles trop étroites, convenant à la Terre et à ses habitants mais non à cet être incongru qu’est Solaris ?
Nos trois cosmonautes sont convaincus que le Contact a bien été établi : les visiteurs en sont la preuve. Mais que veut l’océan envoyant ces fantômes troubler les humains qui l’observent ? L’océan veut-il même quelque chose ? Ou ne faut-il y voir que le jeu d’un enfant, sans signification précise ? Ou une répétition mécanique comme un disque qui tourne en boucle ? Comment l’océan procède-t-il et, surtout, pourquoi ?
Les trois hommes tentent donc à leur tour des expériences et des théories. Il ne sert à rien de se débarrasser des visiteurs puisqu’ils reviennent toujours à nouveau. Mais, observant dans un microscope atomique les tissus de Harey, Kelvin découvrent que toute texture s’efface à certaines échelles. C’est le vide au lieu des atomes qui nous constituent. Comme si ces corps que les humains peuvent voir et toucher, qui leur résistent parfois, n’étaient constitués que de néant. Comment l’océan peut-il en réaliser la synthèse et pourquoi choisit-il dans la mémoire de chacun cet être qui le ramènera au point le plus douloureux, le plus obscur de son passé ? L’océan lirait le cerveau des cosmonautes. Il y saisirait à la fois les processus conscients et inconscients, sans forcément en reconnaître la différence. Ce serait alors pourquoi il buterait sur des sortes de kystes inconscients dans l’esprit humain et en reproduirait les figures sans savoir que celles-ci sont douloureuses. C’est que propose Snaut.  Mais s’agit-il de faire souffrir les humains ou, au contraire, d’entrer en contact avec eux ? Kelvin refuse que l’océan soit accessible aux sentiments que nous connaissons, ni qu’il puisse vouloir se venger, comme nous le voudrions, ni même qu’il comprenne ce qui joue dans l’amour entre deux humains : « non, je ne croyais pas qu’il put s’émouvoir de la tragédie de deux êtres humains. Pourtant, ses activités avaient un but. »[1]
Sartorius construit un annihilateur, en supposant que les visiteurs sont constitués de neutrinos instables, mais il envoie aussi la somme des processus cérébraux de Kelvin par un rayon lumineux que frappe l’océan. Il est certain que l’une de ses tentatives réussit, et les visiteurs ne reviennent plus. Cependant, Kelvin commence alors à rêver, persuadé que l’océan a pris possession de la station et de son propre esprit. Il rêve, semble-t-il, qu’il est la planète elle-même, l’océan dans une sorte de présence silencieuse et entièrement absorbée par elle-même, ses propres mouvements intérieurs. C’est seulement quand une main, une main humaine, le touche, qu’il prend conscience, de sa surface et, du même coup, de cet écart entre l’intérieur de lui-même et l’extériorité qui l’entoure :
« Sous les doigts qui me caressent d’un mouvement hésitant, mes lèvres, mes joues sortent du néant, et la caresse s’étendant, j’ai un visage, le souffle gonfle ma poitrine, j’existe. Et recréé, je créé à mon tour, et devant moi, apparaît un visage que je n’ai encore jamais vu, à la fois inconnu et connu. »[2]
Le roman a été écrit en 1961. Les savants imaginaient déjà que la pensée tout entière de l’individu, la pensée consciente et inconsciente, est représentée dans son cerveau. Et ils rêvaient de pouvoir la décoder. Le philosophe austro-américain Herbert Feigl, a inventé en 1957 l’auto-cérébroscope, un appareil qui présenterait sur un écran l’état du cerveau de l’utilisateur, avec tous ses détails, de telle sorte que l’utilisateur puisse y reconnaître son propre état mental, savoir donc ce qu’il a dans la tête, en tous les sens de l’expression. L’auto-cérébroscope reste bien sûr un appareil imaginaire, qui se prête seulement à des expériences de pensées. Mais, justement, imaginons, qu’apprendrions-nous de nous-mêmes si nous pouvions décrypter l’état de notre cerveau ? Pourrions-nous y saisir et en quelque façon recréer des images, des figures dont nous n’aurions pas conscience ? L’auto-cérébroscopie serait-elle de l’introspection, comme le suggère Feigl puis M. Minsky, ou une psychanalyse d’un nouveau type qui révélerait brusquement les figures inconscientes qui hantent le sujet ?
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Les neurosciences actuelles continuent de rêver à des « brain-readers », qui liraient notre pensée dans le cerveau, les images que nous cherchons à visualiser, les mots que nous prononçons dans notre fors intérieur ou nos intentions qu’elles soient conscientes ou inconscientes, ou encore nos biais inconscients alors, des biais racistes, des préférences sociales. Les dispositifs qui peuvent être effectivement réalisés restent tout à fait modestes : l’intention par exemple que l’on peut capter, c’est celle d’appuyer sur le bouton avec la main gauche ou avec la main droite dans les dix prochaines séances. Nous sommes encore loin du temps où, comme dans d’autres romans de science-fiction, on pourrait repérer l’auteur virtuel d’un crime avant qu’il ne l’ait exécuté, à partir de la simple intention criminelle. Mais les savants, comme les écrivains, y songent.
Jean-Philippe Toussaint a installé au Louvre au printemps 2013 une machine à lire les pensées, qu’il présentait comme étant susceptible de décrypter en temps réel et d’afficher sur un écran les images qui passent dans la tête du sujet qui lit un roman, des images donc dont il faut croire que le sujet lui-même les ignore, sans quoi la machine n’eut fait qu’apprendre au sujet ce qu’il savait déjà. L’installation n’était qu’un leurre destiné à nous confronter à notre rapport à la technique et à notre peur et à notre fascination pour une lecture du cerveau. Que découvrions-nous en passant dans la machine à lire les pensées ? Si celle-ci dévoile en effet quelque chose que nous ignorions, voudrions-nous le savoir ?
Cependant, c’est pour ainsi dire anecdotiquement que le roman de Lem conduit à ces questions. Solaris n’est pas une machine à lire les pensées. On ne sait pas en fait ce qu’est Solaris, une machine, un vivant ou une intelligence. En cela aussi, Solaris ressemble à notre océan. Le roman se termine de façon abrupte. La question de la nature de l’Océan reste sans réponse, celle de l’origine de ses fantômes aussi, mais cette main qui le réveille, dans les dernières pages, est celle du baigneur au printemps, qui une première fois « goûte » l’eau, et l’oblige à reprendre sa place, annihilant d’un seul coup les brouillards et les fantômes que l’hiver l’océan envoie sur la côte.



[1]   Stanislas Lem, Solaris, tr. fr J.-M. Jasienko, Paris, Denoël, 1966, p.249.
[2]   Ibid., p.219-220.

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Photos (c) Dorothée Smith