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Les Turbulences en clair-obscur de Marko Nikodijevic

Entretien Par John Fallas, le 31/10/2014

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Quel est le point commun entre Carlo Gesualdo, Claude Vivier et l’électro ? Marko Nikodijevic. Encore très peu connu en France, ce jeune compositeur et Digital performer serbe sera la découverte de ce mois de décembre. Il représente une nouvelle génération de créateurs aux multiples expressions et influences. Matthias Pintscher, directeur musical de l’Ensemble, dit de lui qu’il est le « Rimbaud du son », dont l’œuvre « clair-obscur » donne son titre à ces deux soirées de nouvelles Turbulences des 5 et 6 décembre à la Cité de la musique.
Le premier concert que vous avez programmé pour Turbulences comprend de la musique sacrée avec Carlo Gesualdo et une chanson d’amour profane de Claude Vivier, deux compositeurs auxquels vous vous référez souvent dans votre propre musique. Qu’est-ce que ces compositeurs signifient pour vous ?
Ils sont des compagnons dont la musique me nourrit et me conforte. Ils peuvent apparaître dans mes œuvres, quelque fois même sans y être invités. J’ai une prédilection pour la musique et les compositeurs excentriques. En ce qui concerne Vivier et Gesualdo, certains aspects de leurs personnalités compositionnelles font qu’ils demeurent des figures éminemment solitaires. La radicalité de leur langage est parfois proche de la bizarrerie : la polyphonie est chez Gesualdo encore plus bizarre que ses progressions d’accords à la tonalité flottante ou son mélange fiévreux de chromatisme et de diatonisme). C’est une musique qui n’est pas seulement définie par ce qu’il y a à entendre, mais aussi par tout ce qu’elle laisse de côté. Elle produit une immense puissance expressive, concentrée dans des gestes massifs. Tous deux utilisent des madrigalismes, ces peintures musicales du mot. Et leurs œuvres sont étrangement sans âge.
En général, il semble que votre musique s’intéresse à la fois au passé lointain (Gesualdo) et au présent le plus contemporain (l’électronique, Vivier, les compositeurs du XXe siècle dont vous évoquez les styles dans l’œuvre Music box/Selbstportrait mit Ligeti und Strawinsky). Qu’est-ce qui a motivé votre décision d’inclure des œuvres classiques de Mozart et de Schubert dans le concert « Grand soir » ?
La notion d’archive est essentielle à ma pensée musicale. Dans les vastes étendues de l’histoire de la musique, il y a toujours des singularités irréductibles et surprenantes. La grande forme par exemple, dont Schubert est un maître absolu, m’influence beaucoup : cette capacité à réaliser une musique d’une unique et grande envergure avec un matériau très réduit. Sans être un sujet de citation ou d’imitation, c’est quelque chose qui ne cesse de m’inspirer et d’enrichir mon travail de compositeur.

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Qu’est-ce qui vous attire dans la musique des autres compositeurs contemporains  que vous avez programmés : Richard Ayres, Jay Schwartz, Fausto Romitelli ?
Il s’agit de mondes très différents. Je confronte le monde sonore enfiévré, divertissant et superlatif de Richard Ayres avec les musiques beaucoup plus méditatives de Romitelli et de Schwartz. L’attitude d’Ayres est souvent prise comme étant ironique, mais j’y vois un enthousiasme authentique pour l’excès d’information sonore, pour des mondes musicaux qui sont en eux-mêmes excessifs et délirants. Fausto Romitelli est un compositeur dont les combinaisons sont courageuses et inhabituelles : kitsch, spectralisme, rock, électronique, psychédélie sont articulés dans une musique fortement émotionnelle, harmoniquement très riche comme peut d’ailleurs l’être celle de Vivier. Jay Schwartz est un compositeur de la contrainte et du formalisme géométrique, d’une simplicité trompeuse, inhabituelle et expressive.
J’ai également programmé des œuvres de Thomas Adès et George Benjamin qui sont des transcriptions de musiques de John Dowland et Henry Purcell. La relecture qu’un compositeur peut faire d’un autre m’a toujours beaucoup intéressé.
Vous avez également prévu de réaliser une performance de musique électronique improvisée pendant le week-end. En quoi les techniques et l’appareillage que vous utiliserez afin de remixer Gesualdo se rapprochent-ils (ou diffèrent-ils) des méthodes de transcription et de recréation que vous donnez à entendre dans vos œuvres de concert ?
Mes œuvres de concert sont structurellement fermées, les transcriptions obéissant à un principe formel ou à une procédure simple exécutée avec la sévérité d’un algorithme. Au contraire, l’électronique possède souvent un certain degré d’instabilité formelle. La plupart des parties électroniques de mes compositions ont été expérimentées dans le contexte de mes performances improvisées. Certains types de matériau samplé ou faisant l’objet d’un traitement spécial passent librement d’un monde à l’autre.

Pouvez-vous brièvement introduire les genres musicaux dans lesquels vous improviserez : lounge/ambient et techno ?
J’ai prévu deux sets différents. L’un hard et minimal, géométrique, squelettique, qui sera une rencontre avec la techno minimale du début des années 1990 ; c’est cette musique qui m’a influencé pendant mes années d’apprentissage et celle qui a probablement laissé la trace la plus profonde. L’autre sera une lente exploration du matériau de Gesualdo : des fragments de progressions d’accords mis en boucle auxquels je ferai subir un grand nombre de traitements.
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Que voulez-vous suggérer quand vous utilisez le mot « drone » dans le titre de votre nouvelle œuvre, K-hole/schwarzer horizont: drone with song (que l’on retrouve dans Ephemeral & Drones de Georgia Spiropoulos) ? Entendrons-nous dans ces œuvres les deux mondes de la musique de concert et de l’électronique articulés l’un à l’autre ?
Je ne sais pas si je peux réellement séparer les mondes musicaux. Mon œuvre réunit certaines de mes préoccupations : les drones, la musique ethnique, la psychédélie, l’intonation juste et les explorations spectrales, certains procédés du dub, mais aussi ce concept de temps gonflé ou étiré comme dans une expérience psychédélique.
Le drone est un style de musique minimaliste qui repose sur des notes tenues. J’ai utilisé pour l’œuvre K-hole un objet sonore trouvé – l’enregistrement d’un jeune chanteur mongol (du chant harmonique) accompagné au morin khuur (un instrument à cordes mongol) dans le désert. Gary Berger a réalisé l’enregistrement pour moi. Toute l’œuvre, qui repose sur cet échantillon de deux minutes, explore les procédés de l’ambient dub comme l’étirement du temps et le traitement sonore, avec des circonvolutions de reverb et de delays ; des drones tenus de matériaux étirés et une transcription de la chanson originale à différentes vitesses. Ces possibilités techniques me permettent de créer des œuvres originales qui, en même temps, ramènent la musique vers ses origines rituelles.
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Photos (de haut en bas) : 1 et 2 DR / (c) Manu Theobald