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“Pierrot Lunaire” : un chef-d’œuvre aux possibilités infinies. Entretien avec Salomé Haller, mezzo-soprano.

Entretien By Jéremie Szpirglas, le 28/04/2023


L
es 11 et 12  mai, à la Philharmonie de Paris, l’EIC retrouve le grand chorégraphe et danseur japonais Saburo Teshigawara pour un spectacle chorégraphique autour de deux chefs-d’œuvre de la Seconde École de Vienne : La Suite Lyrique d’Alban Berg et le Pierrot Lunaire d’Arnold Schönberg. Pour ce dernier, les solistes seront en compagnie d’une complice de longue date, la mezzo-soprano Salomé Haller, qui nous avoue ici son amour immodéré pour cette partition révolutionnaire.

Salomé, votre répertoire est singulier : de la musique ancienne, il saute immédiatement vers le vingtième siècle et le contemporain, en faisant une impasse quasi complète sur le XIXe siècle et le bel canto…
Je crois que le dénominateur commun de mon répertoire est l’amour des mots, du verbe, davantage que l’amour de ma propre voix, que je considère plutôt comme un moyen d’expression que comme une fin en soi. En musique baroque : prima la parola ! C’est aussi très souvent le cas dans la musique contemporaine, où la voix est sollicitée pour porter du texte et de l’expression, et non en tant que monument « piédestalisé » comme dans la grosse machinerie lyrique du XIXe siècle, avec laquelle j’ai peu d’affinités. En revanche, je chante beaucoup de lied et de mélodie, y compris romantique (voyez mon disque « Das Irdische Leben », où figurent Brahms, Tchaïkovski et Mahler), mais toujours dans l’idée de vivre le texte, de l’habiter, de l’incarner.

Avec l’Ensemble intercontemporain, vous interprétez ce mois-ci le Pierrot Lunaire d’Arnold Schönberg. Que représente cette œuvre pour vous ?
C’est bien simple, et je le dis sans aucune hésitation, c’est l’œuvre que je préfère chanter. C’est une œuvre qui résonne en moi de manière très intime et profonde, avec laquelle je me sens en totale correspondance. À titre d’anecdote, quand n’importe quel concert que je fais touche à sa fin, même quand c’est une sublime Passion de Bach, j’ai une petite pensée réjouie pour le verre qui va suivre. Mais quand arrive la dernière page du Pierrot, je suis désespérée que cela se finisse si tôt, et je voudrais tout de suite reprendre du début.

Comment travaille-t-on vocalement le Pierrot Lunaire ?
Il ne s’agit pas de chanter ici, mais de parler-chanter : ce que Schönberg appelle le Sprechgesang, sa grande innovation. Mais parler-chanter est exigeant. Comment éliminer autant que possible le vibrato, et faire en sorte que les mots soient toujours intelligibles, même quand la tessiture s’y prête peu ? C’est un peu le même travail que pour un récitatif secco chez Haendel ou Mozart, ou pour une scène d’opéra de Monteverdi. On parlait à cette époque de recitar-cantando
Mon travail consiste à essayer de respecter, au pied de la lettre, les indications d’une clarté extrême que donne Schönberg dans sa préface. Il y précise que chaque note doit s’attaquer sur la hauteur écrite, puis que cette hauteur doit être immédiatement quittée pour faire glisser la voix soit vers le haut soit vers le bas. Je travaille donc d’abord la partition comme une mélodie, en intonation pure, pour fixer dans ma mémoire corporelle les hauteurs exactes. Ensuite, et c’est là que se trouve toute la liberté permise par la composition, j’invente une manière de glisser de l’une à l’autre de ces notes, et les possibilités sont innombrables ! On trouve dans Pierrot des contraintes terribles, mais aussi une liberté folle et un large espace où déployer sa fantaisie et sa créativité : c’est sans doute une des raisons qui fait que je l’aime tant.

Par sa formation et son format, le Pierrot Lunaire flirte avec le cabaret. Comment jouez-vous avec cette dimension de l’œuvre ?
En m’efforçant de faire ce que Schönberg demande — cette intonation exacte mais perpétuellement mobile —, en utilisant le Sprechgesang, je deviens davantage diseuse que chanteuse et le ton « cabaret » surgit de lui-même. Je fais aussi le choix de vêtements qui m’éloignent des codes de la cantatrice pour me glisser dans la peau de ce Pierrot drolatique aux multiples (més)aventures, et je considère les 21 mélodies comme autant de saynètes : chacune a sa couleur, chacune est un monde en soi où emmener l’auditeur par des attitudes physiques et des expressions faciales très versatiles, chacune est un micro-numéro de cabaret, avec ce que cela suppose d’humour noir et de subversion, des ingrédients bien plus indispensables à ce genre que les plumes ou les strass.

Que retenez-vous de vos précédentes expériences avec l’EIC ?
J’ai travaillé de nombreuses fois avec l’EIC, la plupart du temps pour donner Pierrot Lunaire, sans chef, notamment au Wigmore Hall, à la Philharmonie d’Essen, et au Musée d’Art et d’Histoire du Judaïsme dans le cadre d’une exposition sur la peinture de Schönberg. Ma dernière collaboration en date avec l’EIC, c’était il y a quelques années, sur le Marteau sans Maître. Ce fut pour moi extrêmement précieux d’échanger avec les musiciens sur leur expérience avec Pierre Boulez lui-même autour de cette pièce maîtresse. Je ressens au sein de l’EIC un esprit de véritable camaraderie entre les musiciens, qui selon moi est probablement dû au fait qu’ils sont engagés par la structure de manière pérenne, comme dans une troupe. Par ailleurs j’ai pu tisser au fil du temps des liens d’amitié avec certains des solistes ; cette qualité de relations humaines n’a pas de prix à mes yeux.

Une fois de plus, cette fois-ci, vous jouerez Pierrot Lunaire sans chef…
Et je m’en réjouis énormément. Cela induit une écoute plus engagée et active, et c’est toujours mieux. Même si cela nécessite plus de répétitions, ces répétitions sont toujours bienvenues. On ne s’ennuie pas une seconde en travaillant le Pierrot, tant c’est stimulant pour l’esprit et bouleversant pour l’âme.


Cette reprise se déroule toutefois dans un cadre un peu particulier, car il s’agit d’un
spectacle chorégraphique de Saburo Teshigawara (photo ci-dessus). Savez-vous quelle place vous occuperez dans le dispositif et comment abordez-vous ce nouveau défi ?
Ce que j’ai vu du travail de Saburo Teshigawara me fascine et m’interpelle. Je n’ai reçu que peu d’éléments concrets (indications scéniques, esthétique générale du spectacle, note d’intention…) qui me permettent de me préparer de manière précise à cette collaboration. Mais cela ne m’inquiète pas. Je suis certaine que la chorégraphie créée sur Pierrot Lunairedonnera à cette pièce aux possibilités infinies un relief saisissant. Je me réjouis énormément de faire partie de cette aventure et j’ai toute confiance en ma capacité à me mettre en résonance avec ce qui m’entoure, pour trouver ma juste place dans ce processus créatif. J’aborde ce projet avec pour maîtres mots l’ouverture d’esprit, le désir de partager, la joie de rencontrer des artistes éminents, et bien sûr mon amour de Pierrot.

Photos : Salomé Haller © Franck Ferville ; Saburo Teshigawara – DR