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“Domaines” de la clarinette. Entretien avec Jérôme Comte.

Entretien By Jéremie Szpirglas, le 28/03/2023


Le 13 avril prochain, à la Philharmonie de Paris, Jérôme Comte interprétera une œuvre de Pierre Boulez rarement entendue en concert : la version pour clarinette seule de Domaines. Une pièce finalement assez secrète, qui fait aujourd’hui partie du… domaine des clarinettistes.

Jérôme, quelle place occupe cette version pour clarinette seule de Domaines dans le répertoire de l’instrument ?
Centrale, même si on ne la joue presque jamais au concert (ce sera une première pour moi). Tous les clarinettistes ou presque la connaissent, car c’est bien souvent une pièce imposée lors des concours, que ce soit les concours internationaux, pour entrer au CNSM de Paris ou pour intégrer des orchestres. J’ai moi-même joué la partie solo de Domaines lors de mon concours d’entrée à l’Ensemble intercontemporain. Avec Pierre Boulez dans le jury !
L’autre raison pour laquelle cette première version est méconnue, c’est parce que ce n’est pas une pièce qu’il appréciait particulièrement. Ce n’est en réalité qu’une étape dans le vaste work-in-progress qui donnera naissance au Dialogue de l’ombre double.
L’histoire de Domaines commence à Bâle, dans la classe de composition que Boulez a tenu à l’Académie de Musique entre 1960 et 1962. Il avait demandé à ses étudiants d’écrire de petites pièces très courtes, totalement ascétiques, et s’était lui-même prêté à l’exercice, pour donner l’exemple. Ce sont les petits motifs du « Cahier A » de Domaines — motifs qu’il a ensuite développés sur six cahiers. Puis il leur a adjoint les « Miroirs » (miroirs des motifs « originaux », qui constituent la deuxième moitié de la pièce). Quelques années plus tard, il a eu l’idée d’éclater le dispositif de la pièce, pour clarinette (qui reprend exactement la partition soliste de la première version) et six petits groupes instrumentaux, répartis spatialement et entre lesquels le soliste évolue : c’est la version pour clarinette et ensemble. Et puis il a laissé tomber : je crois que la pièce ne l’intéressait plus.
Jusqu’à ce qu’il reprenne les motifs du « Cahier A », et s’en serve pour jeter les bases du Dialogue de l’ombre double : toute l’essence du Dialogue y est. Seulement, des 30 secondes à peine que dure le « Cahier A », Boulez en a tiré une pièce de 25 minutes. On trouve là toute la philosophie compositionnelle de Pierre Boulez, dans la dialectique entre le fini et l’inachevé.

 

Qu’est-ce qui l’intéressait dans la clarinette ?
Sa souplesse et sa versatilité, je crois. La clarinette est capable de jouer dans des nuances très extrêmes (pianissimo ou fortissimo) dans toutes les tessitures, elle se prête à une grande volubilité et couvre une palette de couleurs très variées, sans parler des infinies possibilités en termes d’articulation et de la richesse des spectres sonores des multiphoniques, qui sont également très faciles à produire. J’en ai souvent discuté avec lui : il me disait qu’il avait écrit Dialogue pour la clarinette car c’est un instrument qui coule de source.
C’était confondant : parfois, pendant les répétitions par exemple, on avait l’impression qu’il en jouait lui-même — cela faisait partie de son génie, de compositeur comme de chef. Au cours de sessions d’enregistrement de l’ombre du Dialogue, auxquelles il a assisté, il me donnait des indications et j’avais le sentiment qu’il savait exactement comment gérer les traits, de sorte que la difficulté passe inaperçue.


Domaines
est aussi assez unique par sa forme ouverte : comment l’abordez-vous ?
J’essaie de toujours la garder ouverte, justement. L’idée est de toujours décontenancer l’auditoire. Boulez ne voulait jamais entendre deux fois la même chose, c’est la raison pour laquelle il a composé la pièce de cette manière, avec six cahiers dans lesquels sont consignés les différents motifs (que l’on doit jouer soit dans plusieurs ordres déterminés, soit de manière carrément aléatoire).
Pour ne pas risquer les redites, je décide de mon parcours avant chaque concert et je le note sur ma partition — j’en ai ainsi une demie douzaine, marqués en différentes couleurs.
Cependant, j’aime garder le même chemin, inversé bien sûr, pour jouer les « Miroirs ». Comme pour faire apparaître un monde parallèle qu’on a le sentiment de connaître, mais sans jamais en être sûr. Cela me semble plus logique, et plus en accord avec l’héritage de la Seconde école de Vienne. Mais on pourrait très bien gérer les « Miroirs » autrement : le « retour » est aussi ouvert que « l’aller » !

Avez-vous discuté de Domaines avec Pierre Boulez ?
Non. Mais Alain Damiens, avec lequel j’ai partagé le pupitre de clarinette de l’Ensemble, l’avait travaillée directement avec lui, et nous échangions beaucoup, du temps où il était encore en poste. On a souvent joué Domaines ensemble : je faisais les « Originaux » et lui les « Miroirs », comme un petit « dialogue » d’un « domaine » à l’autre. La transmission entre les solistes est une dimension essentielle de notre travail à l’Ensemble, et Alain a eu le privilège de travailler avec les plus grands : Karlheinz Stockhausen, Luciano Berio, Pierre Boulez bien sûr… La meilleure manière pour moi d’avoir les informations est bien souvent d’aller voir Alain !
C’est du reste à mon tour d’assurer la pérennité de notre répertoire, et de poursuivre son travail. Martin, qui a remplacé Alain, a d’ailleurs un tel instinct, une telle écoute, qu’il apprend de moi sans même qu’on en discute : ça ne passe pas forcément par les mots. Et ça va dans les deux sens : j’apprends moi-même beaucoup de lui, son jeu éveille des choses chez moi.

Photos (de haut en bas) : © Franck Ferville / DR