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« Lumineuse, forte et puissante ». Entretien avec Emmanuel Pahud, flûtiste.

Entretien By David Verdier, le 25/04/2022


S
oliste mondialement reconnu, le flûtiste Emmanuel Pahud se produira pour la première fois avec l’Ensemble intercontemporain le 11 mai prochain à la Cité de la musique. Le programme explore le paysage de la flûte soliste et concertante, du classique Mémoriale de Pierre Boulez à la création la plus contemporaine avec la toute nouvelle œuvre pour trois flûtes et ensemble de la jeune compositrice grecque Irini Amargianaki. Entretien avec un grand musicien cultivant une même passion pour le répertoire baroque, classique et contemporain.

 

Emmanuel, ce programme fait dialoguer création et répertoire. Ce sera également la première fois que vous jouez avec l’Ensemble intercontemporain. Quelles ont été les circonstances de cette invitation ?
C’est un rêve qui se réalise aujourd’hui. Il y a plus de dix ans déjà, j’ai eu la chance d’interpréter …explosante fixe…sous la direction de Pierre Boulez à la Philharmonie de Berlin, avec Emmanuelle Ophèle, Sophie Cherrier et Marion Ralincourt. On se connaît depuis longtemps, Sophie était dans le jury lors de mon admission au Conservatoire de Paris en 1990 ! En discutant avec elle et Matthias Pintscher, nous avons envisagé de donner beyond (a system of passing), une œuvre pour flûte seule de Matthias extrapolée en 2013, de Transir, son concerto pour flûte écrit en référence à une œuvre d’Anselm Kiefer. En 2017, Sophie assistait à la création pour flûte et ensemble du concerto …un temps de silence…  de Michael Jarrell. L’idée de monter un programme à trois flûtes s’est rapidement imposée comme une évidence.

La flûte relie étroitement le souffle et la voix. Littéralement, on fait corps avec le son, on le sculpte avec les lèvres sans véritablement de résistance. La flûte est-elle encore un « instrument » selon vous ?
C’est le grand complexe des flûtistes par rapport aux chanteurs. Je considère qu’on commence à vraiment maîtriser l’instrument quand on arrive à mettre de côté les questions techniques qu’il nous impose. C’est sous cet angle que le travail avec des compositeurs est fascinant car ils savent s’affranchir de ces limites et nous projettent vers de nouveaux challenges, de nouvelles couleurs et combinaisons de timbres. Je me souviens avoir demandé à Pierre Boulez d’où venait son intérêt pour la flûte. Il m’avait répondu de façon assez sibylline : « parce qu’elle est lumineuse, forte et puissante ». La flûte était pour lui un instrument ouvert, contrôlé par une simple colonne d’air qui se combine parfaitement à l’électronique.

Ce concert permettra au public parisien de découvrir la musique d’Irini Amargianaki.
J’ai rencontré Irini à l’initiative de Daniel Barenboim, en juillet 2020 à l’occasion d’un programme que nous donnions avec le Boulez Ensemble dans la Pierre Boulez Saal de Berlin. C’était un vaste programme, avec des œuvres de Luca Francesconi, Philippe Manoury, Olga Neuwirth, Michael Jarrell, Christian Rivet… et quelques autres, dont Matthias Pintscher avec beyond II (bridge over troubled water) pour flûte, alto et harpe. L’œuvre d’Irini Amargianaki (Eumenides) dépassait le cadre d’une œuvre de musique de chambre ; il y avait quatre percussionnistes, une flûte solo, des instruments répartis dans la salle et une chanteuse, la fantastique Sarah Aristidou. J’ai adoré toutes ces interactions entre le chant et la flûte, ainsi que les oppositions dans le traitement du souffle et des percussions.

Au programme figure également Beyond (a system of passing) de Matthias Pintscher…
C’est une pièce très virtuose qui exploite la brillance et le brio. Matthias Pintscher opte pour le grand format, et impose au passage des doigtés, des traitements du son et un contrôle du souffle vertigineux, souvent au-delà de la hauteur des notes. C’est un véritable challenge physique… Le plus difficile, c’est d’enchaîner les différents modes de jeu : sur la flûte, sur l’embouchure, à côté, à l’intérieur, embouchure fermée avec la langue… Il faut trouver des solutions pour enchaîner tout ça à la volée pour en faire un discours musical. C’est un challenge qui prend sa source chez Bach : comment créer une polyphonie avec un instrument mélodique ?

Quelle relation cette pièce de Matthias Pintscher entretient-elle avec le concerto …un temps de silence… de Michael Jarrell ?
Je pense à un jeu de miroir entre la pièce de Matthias Pintscher, construite sur le principe d’une montée dramatique, et celle de Michael Jarrell, qui semble éparpiller une flûte soliste en passant progressivement d’un jeu virtuose à une forme plus épurée pour finir par se confondre avec l’orchestre… Ce retour au calme fait écho à l’atmosphère dans laquelle débutait la pièce de Matthias, avec ce souffle en dehors du temps et du rythme. …un temps de silence… a été écrit au même moment que son opéra Galilei avec, comme thème central, cette même façon de renvoyer à l’éternité cosmique.

 

Photos (de haut en bas) : © Denis Félix / DR