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Julian Prégardien : un Wanderer contemporain.

Entretien By Jéremie Szpirglas, le 31/10/2017

Fils du ténor allemand Christoph Prégardien, pionnier du renouveau baroque et grand promoteur du Lied, Julian Prégardien reprend avec talent le flambeau. Il sera les 23 et 24 novembre prochain sur la scène de l’Opéra-Comique pour interpréter la relecture contemporaine du Winterreise (Voyage d’hiver) de Franz Schubert par Hans Zender, enrichi d’une mise en scène de Jasmina Hadziahmetovic. Rencontre avec un Wanderer (voyageur) contemporain.

Julian, comment êtes-vous devenu chanteur lyrique ?

Je suis né dans une famille qui vit pour la musique. Et pas uniquement dans ses aspects professionnels : d’abord, tout le monde ou presque chante ou a chanté dans des chœurs d’église et/ou joue d’un instrument. Le chant est donc pour moi un mode de communication très naturel. D’autre part, trois « chocs esthétiques » ont contribué à ma personnalité musicale : l’écoute de l’ouverture de Guillaume Tell de Rossini sur vinyle (sans doute à l’origine de mon attrait pour les rythmes et la structure), celle d’Elias de Mendelssohn, avec chœur de garçons (c’est ce qui m’a donné l’envie de chanter) et celle de mon père chantant l’Évangéliste de La Passion selon Saint Matthieu, et notamment la scène du reniement de Pierre (c’est peut-être la raison pour laquelle, le Winterreise mis à part, il n’y a rien que j’aime chanter davantage que cette partie de l’Évangéliste).

Quelle relation entretenez-vous avec le répertoire contemporain ?

La musique contemporaine fait partie de mon travail, au quotidien : j’ai par exemple déjà créé, et je chante régulièrement, deux cycles de Lieder du compositeur allemand Wilhelm Killmayer (1927-2017). J’aspire plus que tout à développer ce pan de mon activité, en travaillant avec des ensembles aussi renommés que l’Ensemble intercontemporain. Interpréter la musique d’aujourd’hui représente une grande responsabilité, pour tout musicien qui se respecte. On a de plus la chance de discuter avec le compositeur ! Ce qui m’est d’une grande aide pour déchiffrer le code (c’est ainsi que je considère la partition remplie de notes).


Le Winterreise de Schubert occupe une place de choix dans votre répertoire. Pourquoi ?

À ce jour, je l’ai chanté pas moins d’une trentaine de fois. Ce qui est assez inhabituel pour un ténor, puisque c’est un cycle que l’on réserve plutôt aux barytons. Toutefois, si vous examinez le manuscrit autographe de Schubert, vous découvrirez que la tessiture idéale est plus haute qu’on ne pense ! Lorsque je chante le Winterreise, j’ai le sentiment d’approcher « l’âme » qui habite ce chef-d’œuvre. C’est un recueil qui déjoue bien des attentes. Lorsqu’ils l’ont entendu pour la première fois, le cycle a choqué les amis de Schubert : en tant que « Lieder », ils se devaient d’ouvrir des fenêtres sur un « monde meilleur » et c’est loin d’être le cas dans le Winterreise ! Un autre aspect de mon amour pour cette œuvre est que je ne la considère pas comme un vestige du XIXe siècle ou comme une pièce de musée. Quand elle est interprétée avec plus d’expression que de distinction, tout le monde, interprète et public, devient le « Wanderer ». C’est une vraie « drogue ».

L’œuvre nous plonge dans des abimes de souffrances, elle exige des cris et des larmes face au destin et au désarroi. Je suis convaincu que la volonté du Wanderer de trouver seul une solution à son mal-être (« Muss selbst den Weg mir weisen », « Je dois trouver mon propre chemin », dit-il dans le premier Lied) s’avère fatale… La leçon ici est que nous sommes tous, un jour ou l’autre, contraints de demander de l’aide, de la recevoir, et de vivre en communauté, au XIXe siècle comme aujourd’hui.

Quelle a été votre première réaction lorsque vous avez découvert ce que Hans Zender en avait fait ?

D’emblée, j’ai été fasciné par ce chef-d’œuvre ! On devrait considérer la pièce de Zender comme une concurrente de « l’originale » (quel que soit ce qu’on désigne par ce terme). C’est comme si on projetait la musique de Schubert à travers un prisme : Zender joue avec tous les reflets et diffractions possibles qui en sortent.

Comment décririez-vous son travail ?

Il s’agit selon moi d’une étude ou d’une analyse. Comme si Hans Zender avait emporté avec lui cette si belle musique de Schubert dans son laboratoire pour en découvrir l’une après l’autre les couches dont elle est composée, puis les atomes et les particules qui la constituent.

La partie de chant est-elle changée ?

Hans Zender tenait justement à ne toucher que le moins possible la mélodie originale. Parfois, il répète certaines phrases (« Gute Nacht ») ou l’éclate en morceaux (comme « Stürmische Morgen »), mais la mélodie demeure le noyau de la structure musicale. Et je dois bien avouer que l’interprétation de Zender exerce une influence non négligeable sur la manière dont j’interprète le cycle dans sa version avec piano…

Un cycle de Lieder n’est pas fait pour être mis en scène, mais ce sera le cas cette fois : quelle dramaturgie y décelez-vous ?

Le Winterreise n’offre pas de véritable dramaturgie, comme La Belle Meunière par exemple, dont se dégage un parfum de « Singspiel » : un jeune homme marche d’un point A à un point B, tombe amoureux, et ainsi de suite. Cela dit, le Winterreise présente une série de tableaux qui représentent les différentes étapes d’une introspection, d’un voyage intérieur. Et la mise en scène de Jasmina dépeint ce voyage intérieur dans un décor unique, et sans chronologie.

Comment incarner le « Wanderer » ?

Ayant pris le parti d’interpréter le Winterreise comme une pièce de théâtre, j’essaie de trouver le langage corporel adapté pour exprimer le désarroi émotionnel du personnage le plus honnêtement possible. Nous connaissons tous cette image d’un démon derrière une épaule et d’un ange derrière l’autre : de même, quand je chante notre version théâtrale du Winterreise, les divers états d’âme exprimés dans la musique prennent vie pour donner forme à un être humain.

 

Julian Prégardien interprète un extrait du Winterreise de Franz Schubert :

Photo (de haut en bas) : © Marco Borggreve / autres photos : Julian Prégardien dans Schuberts Winterreise, 2016 © Bohumil Kostohryz