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Vertiges du virtuel. Entretien avec Alexander Schubert.

Entretien By Zubin Kanga, le 31/08/2017

Alexander_Schubert_Fog_1_[(c)_Peggy_Maerz]
La scène musicale contemporaine est traversée de nombreux courants et contre-courants. Alexander Schubert (né à Brême en 1979) y occupe une place particulière avec un territoire d’expression aussi vaste que varié. Ses créations puisent dans une diversité impressionnante de disciplines artistiques (musique, vidéo, multimédia, performance, etc.) pour mieux explorer les modes de vie de la société contemporaine. Des expériences scéniques et visuelles non dénuées d’un humour le plus souvent corrosif. Sa toute dernière œuvre CODEC ERROR, qui sera présentée les 15 et 16 septembre au T2G , devrait en être une parfaite illustration.

Alexander, d’où tirez-vous votre fascination pour le geste dans vos créations ?

Tout l’aspect gestuel de ma musique vient de mon expérience sur scène, au cours de ma jeunesse. À commencer par le free jazz, et cette énergie phénoménale sur scène, aux antipodes d’un musicien assis derrière son pupitre. C’est une performance de l’instant, où l’on doit composer avec son propre corps en même temps qu’avec la nécessité de communiquer ses idées musicales au public et aux autres musiciens. Et cette énergie, cette soif d’expression a été le point de départ de mon travail sur le geste, un travail qui passe notamment par la mise au point de technologies ou l’élaboration de concepts susceptibles de véhiculer pareille vitalité. Au début, il s’agissait moins de théâtre ou d’art performatif que de l’énergie et l’expressivité primordiales dégagées par ces musiciens.

Cette énergie et cette approche de la scène vous semblent-elles absentes des représentations musicales contemporaines ?

Souvent. Mais cela ne signifie pas qu’il faut forcer les choses. Il faut se sentir à l’aise, il faut avoir la volonté de se donner en spectacle et d’explorer ses gestes et sa présence scénique. Il n’en demeure pas moins que le dispositif traditionnel de l’interprète qui monte en scène, s’assoit, ouvre sa partition, joue puis quitte la scène, n’est pour moi pas satisfaisant, du moins dans le cadre de mon propre travail. Je suis également conscient que cette posture peut être critiquée, on peut légitimement se demander si toute œuvre musicale doit intégrer des aspects extra-musicaux et visuels. Mais c’est selon moi là que se situe le plus fort potentiel de nouveauté.

Votre notation des gestes est souvent très précise et spécifique. Travaillez-vous avec vos interprètes pour affiner cette notation ou son résultat gestuel ? Quels sont les liens entre gestes visuels et structure sonore ?

Cela varie d’une pièce à l’autre. Dans Your Fox’s a Dirty Gold (2011), par exemple, je traite gestes et sons à égalité. Mais au sein d’une même pièce, l’attention peut glisser d’un aspect à l’autre. Parfois, l’action détermine le résultat sonore, et d’autres fois, c’est l’inverse, et parfois encore, les gestes sont une véritable chorégraphie qui accompagne la musique.

Dans Laplace Tiger (2009) pour batteur solo et électronique, le sujet principal est bien sûr le batteur de rock, ses gestes et l’énergie visuelle et sonore qu’il dégage. Mais la pièce tourne également autour de la liberté du musicien de frapper sa batterie ou d’esquisser un geste dans l’air pour gérer l’électronique. Je laisse donc une large liberté à l’interprète. Alors que dans Your Fox’s a Dirty Gold ou Point Ones (2012), je me concentre davantage sur les codes gestuels : ceux du chef dans Point Ones, ceux du guitariste dans Your Fox’s a Dirty Gold (vidéo ci-dessous).

Parfois, c’est sur un point singulier de l’approche du geste de l’interprète que je veux mettre l’accent. Dans certaines de mes pièces les plus récentes, je me penche sur une représentation artificielle, numérique, du corps. C’est une réflexion qui nécessite chaque fois de remettre l’ouvrage sur le métier, les mouvements n’étant pas destinés à créer un son particulier, mais représentant bien plutôt des points de départ et d’arrivée, qui peuvent paraître très artificiels au musicien.

Qu’en est-il de votre dernière création, CODEC ERROR ?

Elle mêle musique, lumière et chorégraphie. Poursuivant et approfondissant certaines des préoccupations à l’œuvre dans ma précédente partition de chambre, Sensate Focus (vidéo ci-dessous), cette pièce analyse le corps de l’interprète et sa représentation à l’ère numérique. Le recours au stroboscope et aux effets lumineux synchronisés donnent le sentiment d’un vidéoclip. Ne sont visibles pour le public que de très courts fragments de mouvements, qui présentent un aspect presque mécanique, comme si l’on en regardait une représentation numérisée. La présence physique des musiciens est soumise à des manipulations « contrefaites » que l’on peut reconnaître comme les bugs d’un programme informatique ou des artefacts numériques. Si on a l’habitude de ces défauts sur un écran d’ordinateur, le but de cette pièce est de transposer cette expérience à la scène, avec des interprètes en chair et en os.

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Le sujet de la composition fait donc écho à un certain air du temps, qui rend les images et représentations du corps de plus en plus artificielles et fabriquées. Tout est virtuel, manipulé et remonté à plaisir. Et tout est cliché, fragmenté, consommé par bribes et coupes. Nous découvrons ici une forme d’ambiguïté qui, d’un côté, dégage de nouveaux horizons esthétiques et, de l’autre, ouvre la voie à toutes les discontinuités dépersonnalisées, apparences contrefaites et autres mensonges. Cette pièce n’est pas un manifeste, mais tente de mettre le doigt sur cette tendance malheureuse en la transposant à la scène, afin de la rendre perceptible et évidente. Le corps est soumis à toutes sortes de manipulations numériques.

 

En savoir + sur Alexander Schubert 

 


Questions 1 à 3 : Flaws in the Body and How We Work with Them: An Interview with Composer Alexander Schubert – vol 35 nos 4-5 2016 pp 535-553

Photo © Peggy März