Chroni(qu)es new-yorkaises : « City Life » de Steve Reich.
Grand AngleLe 19 septembre à la Cité de la musique, l’Ensemble intercontemporain lancera sa nouvelle saison avec City Life de Steve Reich. Créé en 1995 par l’EIC, ce chef-d’œuvre du compositeur américain s’inspire du tumulte sonore de New York, mêlant instruments traditionnels et sons urbains préenregistrés – klaxons, alarmes, voix et bruits de la ville – pour une partition rythmique et immersive. Comme le souligne Antoine Cazé, universitaire français spécialiste de la littérature américaine moderne et contemporaine, dans cet article paru en 2010 dans la revue e-Rea (Revue électronique d’études sur le monde anglophone), Steve Reich ne se contente pas d’illustrer la ville, mais intègre ses sons au cœur même de l’orchestre, brouillant la frontière entre musique et réalité urbaine, donnant ainsi naissance à une véritable chronique sonore de la vie citadine.
Depuis l’origine, la musique du compositeur américain Steve Reich est intimement liée à l’expérience urbaine. S’il n’est certes pas le seul musicien récent à avoir tenté de capter les différentes dimensions sonores de la ville pour les rendre par le timbre des instruments classiques, Reich se distingue toutefois de la plupart des compositeurs du XXe siècle par une démarche qui, en dépit des apparences, n’est absolument pas illustrative ni anecdotique. Sans refuser d’intégrer un grand nombre de bruits de la ville dans ses œuvres, et même en se les appropriant avec une précision et une intimité jamais atteintes avant lui, Reich n’emploie en rien la ville comme prétexte sonore à l’évocation d’une couleur locale, selon une esthétique de l’exotisme qui relèverait somme toute d’une idéologie conservatrice, voire rétrograde. […]
Le projet esthétique de City Life, composé pour un petit orchestre de 18 instruments comprenant deux pianos et deux échantillonneurs électroniques qui jouent en direct des bruits citadins préenregistrés par le compositeur à New York [1], pourrait se décrire comme la mise en place d’un ensemble d’irrésolutions permettant de ne pas réduire la ville à l’illustration sonore d’un argument moral. Créant une tension formelle perceptible tout au long des vingt-cinq minutes de son exécution, ces irrésolutions […] font de City Life l’un des piliers de l’éthique musicale de Reich dont l’œuvre tout entière, loin d’un moralisme simplificateur, se fait la chronique engagée des luttes de son siècle. Par ce terme de « chronique », on entendra bien sûr le sens courant de « nouvelles qui circulent » – des « bruits de la ville », en quelque sorte –, et on suggérera donc un ancrage dans le réel ; mais aussi et plus profondément, on tentera de dire l’établissement d’un certain rapport au temps, d’une chronie qui chercherait à accorder le temps musical, généralement soumis à une linéarité unique, aux flux et aux vitesses multiples du temps tels qu’ils s’écoulent pour constituer la texture de la ville.
Politique musicale de la cité
Pour Steve Reich, l’expérience de la ville est intimement liée à celle du politique, lui permettant par-là de retrouver l’étymologie de ce dernier terme. Lorsqu’il entame sa carrière de compositeur dans les années 1960 (tout en subvenant à ses besoins en exerçant comme chauffeur de taxi, métier qui selon ses dires lui permettait d’avoir l’esprit libre pour la composition musicale), il est en effet le contemporain de la lutte pour les droits civiques des Afro-Américains, mais aussi celui des textes politiquement subversifs du rock and roll, un mode d’expression musical dont il admet volontiers l’influence. En 1965, alors qu’il se trouve à San Francisco, Reich enregistre à Union Square le sermon d’un pasteur pentecôtiste noir qui lui fournit le matériau sonore d’une de ses premières pièces mettant en œuvre la répétition et le décalage de phases : It’s Gonna Rain, pour bande magnétique. Il cherche alors à articuler l’usage de l’électroacoustique à un rapport documentaire au réel qui n’exclurait pas l’expression d’une « puissance émotionnelle » provoquant l’empathie de l’auditeur. […]
C’est donc de façon tout à fait concertée que, quelque trente ans après It’s Gonna Rain, Steve Reich choisit d’introduire au cœur de City Life l’enregistrement qu’il a lui-même effectué d’une manifestation à laquelle participaient principalement des Afro-Américains, près de City Hall à New York. Pivot de la structure en arche de cette œuvre, le troisième des cinq mouvements fait entendre le texte que scandent ces manifestants (« It’s been a honeymoon—can’t take no mo’ ») en l’échantillonnant sur deux claviers numériques qui en répètent en boucle les syllabes selon le processus du décalage de phase, en un saisissant effet qui parvient à reproduire le mélange de détermination concentrée et d’intense frustration qui caractérise un rassemblement politique. […]
Des temps musicaux de la ville
Par son travail sur les sons et les bruits, Reich réalise ainsi un tableau musical à mi-chemin entre le réalisme documentaire et une sorte d’expressionnisme abstrait qui lui permet de dire sa relation complexe à la ville […]. Que la revendication militante, allusivement associée ici à cette œuvre fondatrice de Reich que fut It’s Gonna Rain, soit ainsi placée au centre de la ville musicale qu’il dépeint, cela est donc symptomatique du projet indissociablement urbain et politique du compositeur. Outre qu’elle évoque la démultiplication potentiellement infinie des manifestants dont la voix est relayée par les instruments de l’orchestre qui se mêlent à son enregistrement, la répétition des slogans martelés permet de garder en mémoire l’éphémère d’une manifestation sonore : elle fonctionne comme une matrice qui témoigne d’un combat en même temps qu’elle instaure une politique du matériau musical. On pourrait donc avancer l’idée que, contrairement à la plupart des compositeurs, il n’y a pas à proprement parler d’imaginaire de la ville chez Steve Reich, mais que la ville est pour lui un espace du réel qui fait irruption dans le musical afin de l’informer et de le structurer, dans ses processus formels comme dans les valeurs esthétiques et éthiques qu’il exprime. Le rapport entre les sons préenregistrés dans la ville et le son instrumental qui les reprend, les distend, les répète, les triture, devient dès lors organique. Ceci confirme l’absence absolue de tout propos illustratif chez Reich : nulle « mise en musique » de la ville chez ce compositeur profondément urbain, mais bien plutôt une transformation radicale du matériau sonore qui est architecturé lui-même en tant que cité. […]
Il importe ici de rappeler que les bruits préenregistrés par le compositeur à New York sont interprétés par deux synthétiseurs en même temps que les instruments classiques trament leur commentaire musical de ces bruits, sur la même scène. Il ne s’agit pas comme dans certaines œuvres précédentes de Reich (Different Trains, par exemple) d’une bande magnétique dont le déroulement impersonnel et indépendant des interprètes servirait de toile de fond à l’exécution musicale, mais bien de faire jouer les bruits de la ville sur la scène même du concert, par des interprètes en chair et en os. […] « L’orchestration, insiste le compositeur dans le documentaire réalisé par Manfred Waffender sur City Life, consiste à inclure le klaxon dans la structure même de l’orchestre [2], voilà tout le propos de cette œuvre ».
Il ajoute, décrivant la façon dont il « traduit » les bruits de la rue en hauteurs musicales : « C’est une façon d’énoncer un do grave, mais en réalité ce serait probablement trop évident [il le joue au piano], donc c’est une manière de suggérer « voici la circulation », mais cela remplit la même fonction qu’un violoncelle ou une contrebasse, mais avec un autre timbre, parce que c’est un instrument. Donc, voici votre « violoncelle automobile » ! » […]
City Life tient la chronique des battements de la ville aussi bien que celle de cette pratique artistique très urbaine (au double sens du terme) qu’est le concert ; musique dans la ville plus encore que musique de la ville, c’est une œuvre à la fois citadine et politique pour notre temps.
Antoine Cazé, « Chroni(qu)es new-yorkaises : City Life de Steve Reich », e-Rea 7.2 | 2010, mis en ligne le 24 mars 2010.
[1] En voici les principaux : porte de taxi qui claque, soufflet pneumatique du bus et du métro, alarmes de voiture, passage de voitures sur une plaque d’égout, pile driver, sirènes de bateau. A cela s’ajoutent des fragments de discours qui structurent trois des cinq mouvements de l’œuvre : (I) cri d’un camelot – check it out – véritable hommage à Janequin ; (III) slogans scandés d’une manifestation dans Central Park – It’s been a honeymoon et Can’t take no more ; (V) appels et ordres lancés par des policiers et des pompiers lors de l’attentat de 1993 contre le World Trade Center – Heavy smoke! Stand by, stand by! It’s full ‘a smoke! Urgent! Gun, knives or weapons on ya? Wha’ were ya’ doin’? Be careful! Where you go!
[2] Building the car horn into the orchestra, dit Reich en employant une métaphore architecturale fort à propos…
Photos (de haut en bas) : 1 et 3 © Luc Hossepied / Steve Reich © Annie Collinge
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