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Comme une musique droguée. Entretien avec François Meïmoun, compositeur.

Entretien Par Jéremie Szpirglas, le 15/01/2021

 

Le 21 janvier prochain, à la Philharmonie de Paris, l’Ensemble intercontemporain créera Le Rite de la nuit noire.Voyage d’Artaud au Mexique du compositeur français François Meïmoun.  Une nouvelle œuvre pour ensemble qui partagera l’affiche avec Cummings ist der dichter de Pierre Boulez, dont François Meïmoun fut un proche. Il nous ouvre la porte de son atelier de composition.

 

François, vous avez bien connu Pierre Boulez. Avez-vous eu l’occasion de parler avec lui d’Antonin Artaud, qui faisait partie de ces poètes qu’il affectionnait particulièrement ?

Oui, même si le projet de cette pièce, Le Rite de la nuit noire, est né bien avant que je le questionne à son sujet. Je porte ce projet depuis si longtemps que je ne peux réellement dater son premier dessein. Ma volonté de travailler musicalement ce poète s’est certainement forgée dans l’enfance, avant même que je prenne connaissance du contexte artistique qui a vu le retour d’Artaud à Paris après la Guerre (1) . C’est d’abord la langue d’Artaud qui m’a profondément marqué et, je dirais, la précision lexicale des textes qu’il a produits, une fois qu’il s’est dégagé de l’influence surréaliste qui a étouffé son indépendance. L’éclosion de sa langue coïncide avec son abandon de l’idéologie surréaliste. À ce sujet, Boulez a été très méfiant à l’égard du surréalisme. Pour d’autres raisons et dans un autre contexte. Pour revenir à votre question, Boulez appréciait beaucoup Artaud, mais n’a pas composé d’après son œuvre : il en est resté au stade du projet. Si le récit qu’il m’a fait des récitations d’Artaud m’a beaucoup intéressé, il n’a eu aucun effet sur ma pièce.

 Vous entretenez une relation étroite à la poésie dans votre travail de composition : d’où cela vous vient-il ?

Les poèmes n’ont pas besoin de musique pour exister.  Et la musique n’a, de même, aucunement besoin de poèmes ou de tableaux pour exister. Il ne s’agit pas d’influence mais de rencontres.

 Le poème dont vous vous emparez ici décrit le « rite du soleil » chez les Indiens tarahumaras, auquel Antonin Artaud a assisté en 1936 lors de son voyage au Mexique. Ce rite de transe implique la prise d’une drogue hallucinogène tirée du Peyotl. Comment avez-vous abordé la composition de la pièce en relation avec le poème ?

Je n’ai absolument pas musicalisé le texte d’Artaud, j’ai rendu par la musique l’effet que produit ce texte sur moi. Je n’ai pas pour autant musicalisé les effets du Peyotl sur moi. J’ai voulu composer et mettre en scène une musique droguée, l’effet de la drogue sur la musique, la musique comme corps et comme esprit. Vous entendrez dans cette œuvre un thème se déployer à plusieurs vitesses. Il semble en effet, d’après ce que des proches m’en ont dit, que l’un des effets du Peyotl est de ralentir jusqu’à l’angoisse les sensations de la perception. C’est là que se situe véritablement l’influence, s’il fallait parler en ces termes. La rencontre entre une écriture extrêmement contrôlée, celle d’Artaud, et les effets de cette écriture sur la description hallucinatoire d’une drogue : là fut le véritable moment de captation du texte. 

Comment avez-vous choisi l’effectif et comment avez-vous traité le texte lui-même ?

Je veux des chants qui partent des registres graves — trombones, cordes graves, clarinette basse. Quelques instruments aigus captent ces chants mais ils trouvent leurs origines dans la terre même. L’œuvre est conçue presque comme un concerto pour piano : le piano est la « voix » même, sans être le chant qui est, lui, confié aux cuivres et aux bois. Le piano centralise toutes les condensations. Maintenant, je n’ai entendu l’œuvre que dans mon esprit et il me reste à en mesurer les effets concrets.

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(1) De 1943 à 1946, Antonin Artaud est interné dans un asile d’aliénés à Rodez et subit notamment des traitements par électrochoc. Sa libération est obtenue grâce à un comité de soutien formé par ses amis écrivains, poètes, artistes, comédiens et metteurs en scène, qui le réinstallent à Paris, où il finira ses jours en 1948.

Photo © Catherine Maria Chapel