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Saburo Teshigawara : corps résonnants.

Portrait Par Jérôme Provençal, le 13/05/2020

Cultivant depuis 35 ans un art du mouvement sophistiqué et vibrant, à la pointe de la création chorégraphique, le danseur et chorégraphe japonais Saburo Teshigawara devait présenter cette saison un Pierrot lunaire singulièrement revisité avec l’Ensemble intercontemporain les 13 et 14 mai à la Philharmonie de Paris. L’actualité en aura décider autrement mais, avec ce portrait, nous vous invitons à découvrir un créateur unique, véritable sculpteur d’une danse de l’âme, épurée et épique.

Après avoir suivi une formation en danse classique et en arts plastiques, Saburo Teshigawara – né en 1953 – a démarré son activité chorégraphique au début des années 1980, en participant à des performances diverses et en collaborant avec des vidéastes ou des musiciens. « Ce n’était ni de la danse contemporaine ni du butô. J’étais absorbé par ce qu’on peut découvrir dans son propre corps et par la manière dont on pouvait exprimer ces découvertes. Tout est mouvement dans notre corps, les fluides, le pouls, la respiration. Je pense avoir développé une méthode du langage par le mouvement qui se démarque de la danse. » (1)

Ce langage va prendre progressivement forme à partir de 1985, année de création de Karas, sa propre compagnie (dont le nom signifie « corbeau » en japonais). Fondée avec Kei Miyata, une danseuse autodidacte qui va devenir sa principale collaboratrice et interprète durant dix ans, la compagnie cherche à susciter « une nouvelle forme de beauté ».

De fait, lorsqu’on pense à l’univers de Saburo Teshigawara, le mot « beauté » est celui qui s’impose le premier à l’esprit. Agencées au cordeau, ses pièces ne sont pourtant engoncées dans aucun carcan, esthétique ou autre : les corps respirent pleinement, palpitent profondément, se déplient élégamment et se déploient amplement, sculptant l’espace avec une grâce ardente en un constant va-et-vient de l’ombre à la lumière. Rares sont les chorégraphes qui donnent ainsi autant le sentiment d’écrire avec le(s) corps. Par essence éphémère, suspendue entre apparition et disparition, cette écriture en mouvement(s) permet à Teshigawara d’exprimer ce que les mots ne peuvent exprimer. « Je crois en la capacité du corps à nous apprendre des choses que l’on ne soupçonne même pas », déclara-t-il dans un entretien (2).

Ayant effectué une apparition très remarquée lors du Concours chorégraphique international de Bagnolet en 1986, Saburo Teshigawara va par la suite affirmer toujours davantage sa singularité au gré de nombreuses créations (solos, duos ou pièces de groupe) accueillies dans le monde entier.

D’une intensité souvent remarquable, ses productions scéniques conjuguent rigueur extrême de la composition et vivacité sensible de l’interprétation, en sollicitant une implication totale des corps en scène, parfois jusqu’à la prise de risques. Ainsi, bien que très sophistiquées sur le plan esthétique, échappent-elles à la vaine virtuosité formelle et traduisent-elles une vraie nécessité organique.

A la fois danseur et chorégraphe, Teshigawara conçoit également les costumes, les jeux de lumière et les dispositifs scéniques de ses pièces. Il accorde en outre une importance primordiale à la musique et se montre très à l’écoute de la création contemporaine. Parmi ses premières pièces en témoignent notamment Noiject (1992), fomentée avec le mythique (et ultra prolifique) musicien bruitiste japonais Merzbow, et In : side (1996), élaborée avec le nébuleux collectif expérimental anglais Zoviet France.

Depuis le début des années 2000, Teshigawara s’inscrit de plus en plus profondément dans le champ (foisonnant) de la musique contemporaine. En 2002, il collabore avec Wolfgang Mitterer, compositeur autrichien majeur, pour Oxygen, pièce performative que traversent aussi des fragments de Xenakis. En 2003, sur une commande de l’Opéra de Paris, il crée Air, ballet en quatre tableaux inspirés par quatre pages musicales de John Cage, qui lui permet d’explorer le rapport – fondamental dans son univers – entre l’air et le(s) corp(s).

Apparue plus récemment, Landscape (2014) est une frémissante fresque chorégraphique et musicale cosignée avec le pianiste Francesco Tristano, dans laquelle Saburo Teshigawara se meut, tout en grâce et audace, au sein d’une étendue sonore riche en contrastes – des Variations Goldberg) à des pièces de Tristano en passant par John Cage (de nouveau). Au fil de son parcours, le chorégraphe japonais s’attache ainsi à établir des correspondances et des résonances d’une pièce à l’autre, en tissant des liens avec certains compositeurs en particulier. Outre John Cage, l’on peut citer par exemple Olivier Messiaen, dont on entend le motet O sacrum convivium dans Mirror and Music (2009) – pièce interprétée en duo par Teshigwara avec Rihoko Sato, sa partenaire d’élection depuis 1996 – et qui tient une place centrale dans Flexible Silence (2017). Dansée par quatre interprètes (dont Saburo Teshigawara et Rihoko Sato), cette pièce réunit en outre six solistes de l’Ensemble Intercontemporain et le sextuor d’ondes Martenot du Conservatoire national supérieur de musique et de danse de Paris pour confronter la musique d’Olivier Messiaen à celle de Toru Takemitsu. Empreinte d’une spiritualité vibrante, elle offre une ample méditation sur le dialogue culturel entre Orient et Occident à travers le rapprochement de ces deux grands compositeurs du vingtième siècle.

Saburo Teshigawa avait auparavant déjà collaboré avec l’Ensemble intercontemporain, en l’occurrence pour Solaris (2015), opéra contemporain dérivant du roman homonyme de Stanislas Lem – déjà adapté au cinéma par Andrei Tarkovski et Steven Soderbergh. Dans un décor stylisé à la Bob Wilson, Teshigwara déploie une mise en scène et une chorégraphie en apesanteur. À la fois savante et ludique, la partition de Dai Fujikura conjugue voix, ensemble instrumental et électronique avec une belle inventivité.

« Le travail de Saburo Teshigawara est ce que je recherche avec ardeur dans le domaine chorégraphique » déclarait Matthias Pintscher, directeur musical de l’Ensemble intercontemporain, au moment de la création de Solaris (3). Le fertile dialogue artistique engagé avec l’EIC se poursuit cette saison via deux autres pièces. Conçues et interprétées par Teshigawara et Rihoko Sato, elles pièces puisent leur matière musicale à la source ô combien stimulante de l’Ecole de Vienne. Intitulée Lost in Dance, la première pièce se fonde sur la Suite lyrique d’Alban Berg. Inspirée au compositeur par sa liaison secrète avec Hannah Fuchs-Robettin (la sœur de Franz Werfel) et créée à Vienne en 1927, cette œuvre pour quatuor à cordes a été décrite par Theodor Adorno comme un « opéra latent ». Elle donne ici lieu à un corps-à-corps aussi vif que majestueux, faisant affleurer tous les tourments de la passion. La seconde pièce (photo ci-contre) porte en scène le Pierrot lunaire (1912) d’Arnold Schoenberg. D’une saisissante acuité et d’une frémissante suggestivité, elle confère un relief inédit à l’une des œuvres les plus novatrices du XXe siècle, qui a marqué le début de la rupture avec le système tonal et ouvert un nouvel horizon musical.

Photos

(1) Les grands chorégraphes du 20ème siècle de Gérard Mannoni

(2) La vibration au bout du pinceau de Saburo Teshigawara, Le Monde, 25 octobre 2017.

(3) Brochure de l’Ensemble intercontemporain, saison 2014-2015