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Steve Reich : un portrait.

Portrait Par Thomas Vergracht, le 20/02/2020

Les 7 et 8 mars, la Philharmonie de Paris consacrera un week-end entier à Steve Reich. L’occasion de retracer le parcours exceptionnel du compositeur américain, figure iconique de la création musicale contemporaine.

Si l’on devait imaginer les premiers souvenirs sonores du jeune Steve Reich, ce serait sûrement le bruit métallique et lancinant des vieilles locomotives à vapeur. Balloté entre son père avocat à New-York et sa mère chanteuse de cabaret à Los-Angeles, le jeune Stephen Michael Reich (né en 1936) ne connait d’abord la musique que par quelques éparses leçons de piano, où le jeune garçon se trouve frustré de ne jouer que des versions édulcorées des grands classiques du répertoire.

Mais à quatorze ans, tout bascule. Un de ses camarades de classe lui fait entendre trois disques. C’est le choc, décisif et libérateur : Le 5e Concerto Brandebourgeois de Jean-Sébastien Bach, Le Sacre du Printemps d’Igor Stravinsky, et Be-Bop, de Charlie Parker. C’est une révélation, et comme il aime à le rappeler au fil de ses innombrables interviews « c’était comme découvrir une nouvelle pièce de la maison, ou une cabane perdue au fond du jardin ». Voilà, c’était terminé. Le jeune homme savait qu’il serait musicien, et illico, il apprend la batterie, imitant sa nouvelle idole Kenny Clarke, le batteur de Be-Bop.

Poursuivant ses études, il arrive en 1953 à la Cornell University où il obtient une licence de philosophie, puis retourne vers son New-York originel, pour étudier la composition à la Julliard School avec Vincent Persichetti, où il rencontre son alter-ego, encore étudiant tout comme lui : Philip Glass. Puis c’est encore un autre voyage en diagonal qui attend le compositeur, traversant son pays pour se rendre au Mills College d’Oackland, pour étudier auprès de Darius Milhaud et de Luciano Berio.

Juste en face du Mills College, il y a la baie de San Francisco, avec son bouillonnement artistique et culturel. Le jeune compositeur aime s’y promener, pour y respirer l’atmosphère pleine de liberté des « sixties ». De passage sur Union Square, la grande place commerçante d’une ville grouillante de vie, il entend au loin l’appel d’un pasteur pentecôtiste. Il s’approche. Cela parle de Noé et du Déluge. « It’s Gonna Rain ! ».

Cet homme a une voix impressionnante, très musicale, saisissante. Reich décide de revenir l’écouter le lendemain, avec un enregistreur et deux bandes magnétiques. On ne sait jamais. De retour dans son studio de travail, il installe les bandes pour qu’elles se lisent ensemble, et appuie sur « play ». Cela semble à l’unisson…mais pas exactement.  Progressivement, une des deux bandes se décale. Au début ce n’est qu’un léger écho, mais plus les minutes passent, plus l’écho se transforme en canon, flottant de manière impalpable, quasi irréelle, comme deux « phases » qui s’approchent et s’éloignent. Puis, ivre de sa découverte, il superpose les déphasages dans une transe méditative, jusqu’à obtenir une masse compacte, un nuage épais et noir comme la fumée qui s’élève du Vietnam à la même période. Nous sommes en 1965.

Mais bien qu’il expérimente sur bande magnétique, le compositeur n’en n’oublie pas ses chères percussions, qui sont un peu sa langue maternelle. Pour se faire, il part en 1970 au Ghana, étudier les tambours traditionnels. Là-bas ce sont autant les enchevêtrements de rythmes impénétrables que la pleine conscience du groupe qui le fascine. Tous les changements se font sans couture…et sans chef pour les guider ! Reich revient de ce séjour galvanisé, il dira même « ce n’était pas les vacances d’un occidental en Afrique, mais plutôt comme si quelqu’un avait posé une main sur mon épaule pour me dire que oui, je pouvais faire de la musique comme je l’entendais vraiment, et oui je pouvais faire de la musique avec ces structures répétitives, bien que cela ne soit pas dans l’air du temps ». Dont acte.

C’est donc avec une pleine conscience que le compositeur ouvre la décennie avec Drumming, pour grand ensemble de percussions (1971). Labyrinthe de phases enivrantes jusqu’à l’extase, Drumming est la première pierre d’une véritable moisson de chef d’œuvres dans les quinze années qui suivent : De la cathédrale colorée de Music for 18 Musicians (1976), en passant les envoûtants psaumes de Tehillim (1981), jusqu’à la poésie incandescente de William Carlos Williams dans The Desert Music (1984), dont la poésie a résonné avec une étonnante fraternité pour le compositeur.

On remarquera d’ailleurs que Steve Reich ne goûte guère l’emploi de la poésie « pure », y préférant très souvent l’emploi de psaumes de l’Ancien Testament. Lorsqu’il re-découvre sa judaïté à la fin des années 1970, c’est un nouveau séisme. Place maintenant à une intensité différente, à un sens du drame plus présent, à un discours plus clair aussi. Si l’on s’attarde sur la question, c’est que le judaïsme n’est pas un paramètre comme un autre dans l’univers du compositeur : il infuse lentement, en profondeur : Car ce sont les tables de récitation de la Thorah qui guident l’écriture rythmique du pourtant très abstrait Eight Lines (1979), c’est le balancement des versets des Psaumes du Roi David qui irriguent le chatoyant Tehillim pour quatre voix de femmes et ensemble (1981). C’est l’Histoire de la Shoah qui est le point de départ du mythique quatuor Different Trains (1988), et c’est aussi une certaine pensée orthodoxe qui se fait sentir dans l’opéra-vidéo Three Tales (2002), véritable somme de toute une vie.

Se jeter dans le modernisme et révolutionner son Art tout en restant dans ses racines, c’est le credo d’une vie de création pour un des compositeurs majeurs de notre Temps. Vous avez dit minimaliste ?

Photos (de haut en bas) : © Annie Collinge /  DR