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« Sculpter l’air ». Entretien avec Jesper Nordin, compositeur.

Entretien Par Jéremie Szpirglas, le 30/01/2020

Sculpting the air, Gestural Exformation est le titre, énigmatique, d’une œuvre pour ensemble et électronique de Jesper Nordin qui sera jouée par l’EIC le 7 février prochain à la Philharmonie de Paris dans le cadre de Némo – Biennale internationale des arts numériques d’Île-de-France. Explications du compositeur suédois sur l’art de « sculpter l’air ».

Jesper, Comment le triptyque « Exformation », dont Sculpting the air est le premier volet, est-il né ?

Tout est parti d’un outil technologique, une application pour tablettes et téléphones mobiles que j’ai inventée, mise au point, et que je continue à enrichir : Gestrument. C’est un outil que j’ai développé pour mes propres besoins compositionnels mais dont j’ai ensuite constaté le potentiel pour une large diffusion. Ce travail d’élaboration m’a tant appris et j’en ai tiré tant d’idées musicales que j’ai voulu les réinvestir dans ma musique.

Vous dites que Gestrument est venu comme une réponse à vos propres besoins compositionnels : quels étaient ces besoins ?

Je me trouvais dans une impasse, du point de vue de mon processus compositionnel, et j’avais besoin de trouver de nouvelles manières d’aborder l’écriture et de générer de la musique. Avant Gestrument, ma démarche était assez compliquée car je n’ai pas réellement ce que les compositeurs appellent « l’oreille intérieure ». Je suis venu à la musique sur le tard, plus tard encore à la musique écrite, et je n’ai appris la notation qu’à l’âge adulte. Je dois donc écouter : c’est de l’écoute que découle mon inspiration. J’allais donc d’abord voir les musiciens, je les enregistrais, et je bâtissais ma pièce à partir de tous ces enregistrements, sur ordinateur : sous forme de « maquette sonore » — que je retranscrivais sur le papier, à la manière d’une dictée musicale. J’en ai développé une certaine frustration du détail : le travail avec les musiciens ne me le permettait pas avec suffisamment de souplesse. D’où mon idée d’une application pour contrôler échelles, micro intervalles, motifs rythmiques… dans un contrôle global pour improviser le détail sans avoir à passer en amont par l’expérience concrète avec les musiciens. Ainsi est née Gestrument.

Qu’est-ce que l’« exformation », ce concept autour duquel vous composez votre triptyque et quel est le rapport avec Gestrument ?

J’ai découvert ce concept grâce dans le livre The User Illusion: Cutting Consciousness Down to Size du danois Tor Nørretranders, qui m’accompagne depuis sa sortie en 1998. Ce texte de vulgarisation scientifique, fort bien fait, m’a ouvert un large horizon qui touche à la neurologie, au traitement de l’information, à la technologie, à l’art, aux perceptions, à la conscience, etc. Nørretranders donne du concept d’exformation un exemple très éloquent : à l’approche de la sortie des Misérables, Victor Hugo appréhendait grandement la réaction du public. Pour ne pas y assister de visu, il alla se cloitrer à la campagne. Ce qui, hélas, ne diminua en rien son angoisse. Pour arrêter de tourner en rond, il envoya à son éditeur une missive réduite un seul caractère : « ? ». Ce à quoi son éditeur lui répondit : « ! ». Tout était dit. L’information effectivement contenue est minuscule. Mais l’exformation qui l’entoure est monumentale.

Lorsque j’ai formé, en réponse à trois commandes différentes, le projet de ce triptyque, un aspect de Gestrument m’a frappé : c’est un outil qui minimise et simplifie l’information, tout en permettant de contrôler très finement l’exformation. Derrière son interface intuitive, on a accès à de nombreux paramètres globaux, comme les rythmes et les hauteurs de chaque instrument, ce qui en fait l’outil parfait du contrôle de l’exformation, avant même de fabriquer sa musique.

 

En quoi le travail sur votre Gestrument se retrouve-t-il dans Sculpting the air ?

La question est : comment travailler le geste ? À l’origine de l’œuvre, je voulais attribuer à chaque musicien un geste. Mais je suis rapidement arrivé à la conclusion qu’un geste n’est pas, en soi, très intéressant. Il ne s’agit pas ici de développer de nouveaux langages gestuels. Bien au contraire. L’une des grandes qualités de Gestrument et de son concept, c’est justement son intuitivité : nul besoin d’apprendre de nouveaux gestes pour s’en servir. Au contraire d’un instrument de musique, par exemple, Gestrument permet de contourner l’obstacle pour repartir de l’outil lui-même, pour réinventer les gestes qui le nourrissent. Je me suis donc contenté de focaliser mon attention sur le chef d’orchestre et d’exploiter les gestes qu’il fait déjà, pour en changer les « exformations », tout en gardant les mêmes « informations ».

 

Extrait de Sculpting the air, Gestural Exformation

 

Photos (de haut en bas):  © Freddie Sandström / Lin Liao dirige Sculpting the Air, Cité de la musique, février 2020 © EIC