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Le monodrame, ou la contradiction faite forme

Grand Angle Par Marie Gil, le 01/10/2014

1-DSC_4830-2 © Luc Hossepied
L’écriture pour voix seule ne date pas du xxe siècle mais jamais auparavant la solitude de ces voix n’avait semblé aussi grande et aussi peuplée de souvenirs, de spectres et d’affects. La psyché devenait un monde à explorer, plein de détours et de secrets et la musique une expédition dans les labyrinthes du sentiment. Ces voix solitaires reviennent dans nombre d’œuvres contemporaines dont celles de Johannes Maria Staud, Hèctor Parra, Blaise Ubaldini ou Luciano Berio que l’Ensemble intercontemporain interprétera pendant la saison 2014-15. Marie Gil retrace l’histoire de ces voix qui trouvent l’une de leur manifestation privilégiée dans la forme intime du monodrame.
 
Le monodrame, mise en musique d’un texte monologué chanté ou dit par un récitant, met en relation une voix et un orchestre. Selon les œuvres, et selon ce qu’on veut y voir, on dira qu’il confronte la voix et l’orchestre, ou qu’il loge la voix dans l’orchestre. D’un côté une parole chantée, fragile dans son écoulement monomélodique et fluide, ou heurtée, formelle, mais toujours une, et de l’autre le nombre, la coloration, la force. Quelle que soit la lecture, le monodrame est une confrontation, un heurt des contraires, une contradiction esthétique. Il tire sa force et sa beauté, la particularité de l’émotion qu’il suscite, de cette contradiction.
La voix est isolée. En cela, elle est d’emblée lyrique, non au sens musical du terme mais au sens stylistique, littéraire. Le lyrisme relève en effet d’un système actantiel fondamental : il est « expression de soi à soi sur soi ». Ce n’est pas un jeu de mot : l’émetteur est à la fois le récepteur et l’objet du message, « ce qui se traduit dans le discours, rappelle Georges Molinié, par une surabondance d’indices de la première personne ». Le monologue est empli de ces figures qui « représentent » le discours à soi pour soi : exclamation, allocution, interrogation oratoire… Le lyrisme est proche de l’élégie, « expression du sentiment amoureux, assorti d’une connotation plaintive », et allié au pathétique. Si l’on parle de soi à soi, c’est que la communication est morte. Dans La Voix humaine de Poulenc, dans les premiers monodrames, la ligne qui relie à l’autre ne fonctionne plus, on n’entend plus que « très loin, très loin », puis plus du tout… Mais il s’agit aussi d’une autre forme de naissance du Moi : le monodrame, avec Poulenc et Schoenberg naît avec l’expressionnisme allemand et l’émergence de la psychanalyse à Vienne.

CHT200451Berthe Bovy dans La Voix Humaine (c) DR

L’ère du monodrame, c’est celle de l’enfer, des forces obscures de l’homme, « c’est quand le théâtre rend réelles des choses irréelles, écrit Kafka, qu’il atteint ses plus grands effets. La scène devient alors un périscope de l’âme qui éclaire la réalité par le dedans ». On plonge en soi pour sortir la parole comme en un accouchement sale : et la solitude scénique est le seul mode mimétique d’expression de l’absolue déréliction de notre âme, qui n’apparaît plus que comme un gant retourné. Schoenberg revendique le rôle de l’art au service de l’inconscient : Erwartung, c’est la voix humaine en état d’hystérie. Cela ne va pas sans une dimension politique, qu’Adorno dans La Philosophie de la nouvelle musique identifie bien lorsqu’il analyse « la solitude comme style », inséparable de l’expression de la souffrance, ce nouveau credo ou plutôt cogito du monde moderne – « Je saigne donc je suis ». D’abord parce que la solitude sur scène, intégrale – tout le long du drame – ne dit pas seulement l’expression du moi de l’auteur, mais ouvre surtout la possibilité de l’identification du spectateur, ouvre sur la projection de l’intériorité de ce dernier dans son face à face solitaire avec le drame.

La « voix humaine » le permet, elle est anonyme ; voix d’une femme sans nom. Dans Der Riss durch den Tag de Johannes Maria Staud, elle sera celle d’un homme (Bruno Ganz) qui traverse la ville en temps de dictature comme elle traverse les couleurs de l’orchestre. « Le geste de l’individu solitaire devient objet de citation », rappelle Adorno, et « décèle la solitude comme destin universel ». Cette solitude est un style, c’est-à-dire un fait social. Le monodrame est né sur le terreau des prémisses des drames du vingtième siècle, et la souffrance n’y est pas une simple figure, mais le motif organisateur de la forme et de l’expression – « la douleur est de partout », écrit encore Cocteau à propos de son monodrame.

RŽpŽtition de l'Ensemble Intercontemporain dirigŽe par Susanna MŠlkki, CitŽ de la Musique, Paris, 09.06.2009Passagio de Luciano Berio (c) Aymeric Warmé-Janville

Passaggio de Berio (1961-1962) l’incarne le mieux peut-être : cette « action scénique » s’ouvre sur la figure d’une femme seule sur scène, « elle », figure indéfinie, qui est « environnée des fantasmes de son passé, des situations virtuelles qui ne se sont pas développées » écrit Berio, comme la Médée de Dusapin l’est des fantômes de ses terreurs. C’est toujours l’acte d’enserrer, d’envelopper comme un milieu la solitude de la voix, qui dit elle à son tour, en miroir, cet enveloppement : le texte ici contient l’orchestre. « Elle » traverse la scène en six « stations », qui l’identifient au Christ : la situation scénique comme musicale place la voix en situation de victime souffrante. Puis apparaissent des chœurs, dans les parties 2 et 3, qui dissolvent le monodrame dans la messe. Mais son essence a été révélée : il est le lieu d’une expression hyperbolique et indicible du patior, celle de la solitude de l’Homme face à la totalité qui l’ignore et le tue. Patior prend dans Passaggio – qui est aussi passage par une forme – un sens absolu. Comme dans Winterreise, dont Mark Andre propose une version mono-opératique, le « voyage » du monodrame est voyage vers la mort, la tonalité mineure de la croix, qui est ici voix, vient se heurter à l’atonalité de l’orchestre.

3-DSC_9781Georg Nigl dans Winterreise (c) Luc Hossepied pour l’Ensemble intercontemporain

Car la relation de la voix à l’orchestre est primordiale, dans le monodrame. L’ensemble des deux instances, d’emblée, expose une instabilité fondamentale, une impression d’agitation incessante, de musique en devenir. La forme générale se construit à partir de l’alternance d’un état de tension et d’un état de détente, très net dans Erwartung ou Erzsebet de Chaynes. Le texte brille par son incohérence et son caractère découpé, comme encore dans Te craindre en ton absence d’Hèctor Parra, sur un texte de Marie NDiaye. Seuls les fous parlent seuls. La femme présente une pathologie : soit elle est double, soit elle vit à travers un autre qui est son double. L’oscillation tension/détente est le couple formel premier du monodrame, genre fou ou bipolaire. Le second, qui recoupe le premier, est fondé sur le contraste de la voix et de l’orchestre. Le mot-clé est le contraste, et même le heurt, la collusion. Le monodrame est un oxymore musical. En cela, il est aussi « vie », il correspond à ce que Kandinsky demande dans L’Almanach du Blaue Reiter : « Ce qui nous intéresse (…) ce n’est pas l’œuvre qui possède une certaine forme extérieure reconnue, (…) mais l’œuvre qui a une vie intérieure. » Dans le monodrame, la question de la forme serait secondaire dans le sens d’un cadre fixe, prédéterminé puisque les impératifs d’une volonté de contraste balaient toute détermination formelle. Structurer le monodrame n’est pas une idée préalable mais la conséquence de l’alternance du matériau émotif, ou de l’émotion pure, et de l’opposition orchestrale. Cela prend deux formes : la répétition ou le drame. Alors que Schoenberg choisit de créer dans son monodrame une forme en perpétuel devenir, Poulenc dans La Voix humaine et Chaynes, Parra et Johannes Maria Staud plus près de nous, ne renoncent pas au retour des idées et à la thématique.

Mais entrons plus avant dans le traitement du texte, et dans le rapport de ce dernier à la musique. Car il ne suffit pas de parler d’oscillation et d’incohérence. Le poème subit une sorte d’écartèlement, de distorsion en regard de l’écrit. Chaynes fait le choix d’un « style aux mélismes » qui situe son opéra du côté du poème réfléchi, comme il l’écrit dans sa correspondance. Et Boulez de commenter : « À l’extrême opposé du récitatif syllabique, on trouve soit le chant mélismatique, soit la polyphonie (…) qui de par leurs procédés, obscurcissent, à travers la quantité linéaire ou l’épaisseur contrapunctique, la compréhension du texte, mais relèvent son sens général de prestiges nouveaux. Le chant mélismatique homophone provoque la distension du temps verbal, il opère une sorte d’écartèlement sur les syllabes du mot, qui rompt la continuité de ce dernier et lui détruit sa logique d’enchaînement. »
La logique communicationnelle dans le monodrame est doublement détruite : par l’absence de dialogue et par l’obscurcissement mélodique. Pendant un assez long moment, « l’intelligence perd le fil conducteur, le “message” lui échappe : les voyelles se trouvent, dans la majorité des instants, dissociées des consonnes, ce qui annule le pouvoir de discrimination entre les possibilités accumulées de confusion ». La voix n’existe que dans la pensée qui se souvient et le mot est pulvérisé par l’onomatopée et par le mélisme. Adorno rappelle à propos de Erwartung qu’il s’agit d’un écartèlement de la voix « qui déploie l’éternité d’un instant en quatre cents mesures ». Même lorsque le texte est récité et clair, comme chez Parra, l’impression de distorsion domine. Ce traitement peut se retrouver à l’orchestre, et la voix, devenue simple instrument au sein de l’orchestre, « enfouie dans sa masse mouvante », dit encore Adorno, « est un élément, une couleur parmi d’autres couleurs sonores ». Voix et orchestre vont alors de concert, cas exceptionnel qui ne fait que mieux exprimer la solitude fondamentale de chaque timbre. Déconnectée de la réalité, la voix soliloque indifférente au discours parallèle des instruments, elle cohabite, se jette parfois contre eux comme une vague contre un rocher plus fort. Une solitude expressionniste, celle des mondes parallèles qui ne s’interpénètrent pas, s’exprime dans cette indifférence.

4-DSCF4319Bérénice de Blaise Ubaldini (c) Luc Hossepied pour l’Ensemble intercontemporain

Les fondements historiques du monodrame expliquent sa structure conflictuelle, agonique ou contradictoire entre voix et orchestre. À la découverte de la « musique future », Schoenberg se pose la question de savoir « s’il est possible d’atteindre à l’unité et à la fermeté formelle sans le secours de la tonalité », et il trouve une réponse dans le texte du monodrame. Ce dernier permet l’unité formelle dans l’atonalité, il libère l’orchestre. Se crée alors nécessairement un heurt entre la rugosité de l’atonalité et la voix-soutien, car le langage, même insensé, structure. Réciproquement, l’orchestre va offrir un pattern pour rendre en musique l’image de la pensée humaine instable et non rationnelle. C’était déjà vrai de la Cléopâtre de Berlioz. C’est le flux de conscience de William James qui est rendu musicalement par cette relation agonique entre l’orchestre et la voix. La structure se fonde désormais sur l’expressionnisme, et non sur le système tonal. Philosophie de la nouvelle musique et philosophie du monodrame ne font qu’une : « Chez Schoenberg, écrit Adorno, l’aspect véritablement nouveau, c’est le changement de fonction de l’expression musicale. Il ne s’agit plus de passions feintes mais on enregistre dans le médium de la musique des mouvements de l’inconscient réels et non déguisés, des chocs, des traumas. Ils attaquent les tabous de la forme qui soumettent de tels mouvements à leur censure, le rationalisent et les transportent en images. » L’enregistrement sismographique des traumas devient « la loi technique » de la forme musicale qui interdit continuité et développement.

5-DSC_8756Astrid bas dans Cassandre de Michael Jarrell  (c) Luc Hossepied pour l’Ensemble intercontemporain

Le langage musical se polarise vers ses extrêmes. D’une part, l’extrême de la voix, qui tend à une immobilisation du corps du récitant (Astrid Bas dans Te craindre en ton absence), vers des gestes saccadés, « pour ainsi dire des convulsions corporelles », ajoute Adorno. De l’autre, les extrêmes à l’orchestre, fondés notamment sur l’instabilité du tempo : la forme se fait dans le heurt de couleurs instrumentales et d’une mélodie elle-même poussée à des limites d’un autre ordre, d’une autre forme d’instabilité. Le timbre génère la forme parce que c’est sur lui que repose toute la responsabilité de créer à chaque instant et à partir d’un texte instable un climat différent du précédent, c’est sur lui que repose la variété. Le timbre déborde, cadre, pourfend l’imagination et tranche le lyrisme de la voix, qui réciproquement structure l’ensemble. Les extrêmes, dans leur succession, définissent la cohérence même du monodrame.
Que l’orchestre et la voix se heurtent ou suivent des voies parallèles qui ne se croisent jamais, le monodrame est l’épiphanie de la modernité esthétique. Il dit l’impossible rencontre de l’homme et du monde, du sens et du son. Il définit une nouvelle loi, celle de la dualité, toujours contemporaine, la fin de la synthèse dialectique. Il fait du heurt et de l’éclatement les formes d’une réalité à double face, réalité extérieure de l’éclatement du sens historique, réalité intérieure d’un silence infini, qui n’en finira pas de nous effrayer.
Extrait de Cassandre, monodrame de Michael Jarrell, interprété par Astrid Bas