Afficher le menu

Kaija Saariaho : dans la musique, de la musique, vers la musique

Grand Angle Par Kaija Saariaho, le 17/04/2013


Du 17 au 23 avril 2013 Kaija Saariaho nous invite à visiter son « domaine privé » à la Cité de la musique. Dans ce texte— qui a pris la forme de l’extrait de journal intime, mais qui ne l’est pas en réalité — la compositrice revient sur plusieurs problématiques qui lui sont chères. Il s’agit en somme d’un regard réflexif porté sur sa carrière.


Lundi 4 juillet
Au calme

Enfin à la campagne. Il y a du vent dehors. Les grands arbres secouent leurs feuilles vertes et brillantes. Je pense à une jeune flûtiste japonaise, Keiko, qui a récemment joué ma pièce Couleurs du vent. Je lui ai demandé comment elle percevait l’ensemble, qui souvent semble manquer de fil conducteur, mais qu’elle maîtrise si bien maintenant. Puisque le titre est Couleurs du vent, m’a-t-elle répondu, elle s’imagine le vent dans la nature, à des vitesses variables, en tornade, le vent qui s’accroche aux feuilles et à d’autres matières. « Pourquoi pas ? », me suis-je dit. L’essentiel est que cela fonctionne. Et il s’agissait d’ailleurs sans doute de ces grands arbres que j’écoutais et que je regardais en composant cette pièce.
J’ai aspiré à ce calme : le silence absolu, aucune vie sociale, ni la routine quotidienne, ni le fourmillement de la ville. Il ne me reste que l’essentiel : la musique, la possibilité de m’y enfouir à nouveau, d’aller plus loin. Des années sont passées de cette façon : le désert des routines urbaines, régulièrement entrecoupé par les oasis de la vie à la campagne, que j’attends et où je compose beaucoup, beaucoup plus facilement qu’en ville. Auparavant, je pensais être capable de composer partout et que l’environnement n’avait aucune influence sur ma musique. Puis je suis rentrée un an en Finlande, j’y ai à nouveau vécu les quatre saisons, en particulier la période hivernale, neigeuse, obscure, interminable. Tout autour de moi j’entendais parler finnois. Maintenant, je pense le contraire : tout ce qui a une influence sur moi en tant que personne a aussi une influence sur ma musique.
Composais-je réellement d’une manière différente avant, ou cette évidence m’échappait-elle tout simplement ?
 
Mardi 5 juillet
À propos des instruments
Il y a longtemps, en cours d’orchestration, Kalervo Tuukkanen décrivait le caractère de l’alto en disant qu’« il contient du pissenlit et ressemble à un jeune garçon ». J’avais du mal à garder mon sérieux. Au fil des ans, je me rapproche de plus en plus de Tuukkanen : toutes les métaphores sont permises lorsqu’on cherche à définir une chose aussi complexe que les sensations suscitées par un instrument de musique. Quoi qu’il en soit, quoi que l’on fasse, le résultat laisse à désirer. Chaque instrument dissimule un monde, riche et multidimensionnel, que le musicien réveille et fait vivre. Il faut savoir que, d’une personne à l’autre, ce monde ne se manifeste pas nécessairement de la même façon : « Mon violoncelle » se caractérise par des sons dans l’extrême aigu et le bruit d’un archet qui se déplace du chevalet vers le manche ; le son clair de « ma flûte » se transforme régulièrement en des chuchotements et des bourdonnements. Le fait de s’éloigner du son standard, connu et établi, augmente l’éventail des couleurs et des expressions ; le musicien produit différemment un son qui n’est pas utilisé dans les répertoires classiques.
D’un autre côté, j’espère souvent que les couleurs que je recherche seront jouées avec la même intensité que, par exemple, une sonate de Beethoven ou un concerto de Bach. L’année dernière, l’orchestre philharmonique de Berlin assurait l’ouverture d’un concert avec Orion. Magnifique. Cependant, ce n’est qu’après l’entracte, quand la Deuxième Symphonie de Brahms a commencé, que les violonistes se sont vraiment mis à jouer. Ils se sont libérés, ils respiraient avec la musique. La différence était si énorme que les larmes me coulaient sur les joues, et ce n’était pas seulement parce que j’étais frustrée, mais aussi parce que je pensais : heureusement qu’ils peuvent jouer cette symphonie puisque cela leur donne tant de plaisir !
Pour moi, limiter le domaine de chaque instrument est crucial et, dans l’orchestre, les instruments extrêmes ont chacun leur tâche bien à eux. Le piccolo dessine son glissando au-dessus de tous les autres ; le contrebasson fait son entrée lorsque les bois ont besoin d’un fondement foncé et solide, ou bien d’un détail de mélodie qui soit joué très bas. Parmi les percussions, les crotales et le célesta d’une part, la grosse-caisse et les timbales de l’autre, encadrent l’orchestre et lui donnent un ambitus étendu, mais bien défini.
Une page orchestrée n’est satisfaisante que lorsqu’elle correspond à l’idée que l’on a des sonorités et lorsqu’elle plaît aussi à l’oeil. Je n’ai jamais vraiment analysé ces critères visuels, je me contente de saisir intuitivement lorsqu’une page est prête et je passe à la suivante. Outre le savoir-faire technique, il y a beaucoup de sentiments et d’expériences qui sont liés aux instruments et à l’orchestration, et j’ai sans doute peur en les analysant de briser ces toiles fragiles et intuitives.
 
Mercredi 6 juillet
La nécessité de composer

Parfois, je me demande d’où me vient cette nécessité de composer, de commencer une nouvelle oeuvre, petite ou grande, plus ou moins à partir de rien. Plaisir et sentiment de plénitude lorsque la musique me vient, nuits blanches lorsque, d’un coup, tout me semble banal et vain.
Même si la plupart du temps je suis sûre que c’est pour moi la meilleure façon de vivre et que je suis privilégiée en tant que compositrice à plein temps, je ressens souvent mon insignifiance par rapport à l’immensité du monde. Il m’arrive aussi de me demander quelle image de la vie je transmets à mes enfants. Mes priorités sont tellement particulières : le silence et énormément de temps de travail. Les vacances à la mer et les parcs d’attractions se trouvent très loin dans la liste de priorités.
Cela fait des années que je ne me suis plus arrêtée de composer, ne serait-ce que quelques jours. Il va de soi que pendant les tournées ou les périodes de répétition à l’opéra, je ne compose pas grand-chose, mais même alors, il y a toujours quelque chose de créé, à cause d’un certaine nécessité intérieure.
En fait, il existe différents types de nécessités. La plus importante est celle-ci : « je compose, donc je suis », autrement dit, il s’agit d’une sorte de traumatisme existentiel, et ce bien qu’il s’agisse d’idées qui me viennent et que j’ai très envie de développer et de réaliser. Bien sûr, ayant grandi dans une culture protestante, je ressens aussi une nécessité morale de travailler ; parfois, je me pose la question de savoir dans quelle mesure ces deux ne font qu’un.
Nombre de mes besoins se rapportent aux conditions de travail. Au début, la position de la source de lumière et la pièce dans laquelle je me trouvais étaient très importantes ; à un moment donné, j’ai compris que la seule condition nécessaire était que la tête suive et qu’elle soit à peu près en état, tout le reste était remplaçable. Aujourd’hui, je ne cherche même plus à estimer l’état de ma tête, et je supporte assez bien les facteurs parasites ; le seul facteur extérieur insupportable est la présence d’une autre musique ou de sons comportant des hauteurs définies. Il n’est pas toujours facile de les éliminer à Paris, et c’est une des raisons pour lesquelles travailler à Paris m’est beaucoup plus lourd qu’ici.
Il existe aussi des nécessités d’ordre social : j’ai promis quelque chose ou j’ai signé un contrat, et j’ai aussi besoin de gagner de l’argent. J’essaye de faire en sorte que la pression ne monte pas trop, d’avoir assez de temps pour tout et que la panique ne prenne pas le dessus. En fait, cela ne m’arrive que rarement. Ainsi, quand j’ai « besoin de terminer une pièce », cela signifie en général que je ressens une nécessité intérieure de m’alléger et de me débarrasser de la matière musicale ; il ne s’agit ni de commanditaires irrités ni de rappels liés à un concert approchant.
Lorsque la nécessité intérieure se fait particulièrement pressante, je pense à une phrase d’un morceau de rock finlandais : pakko ku kuolla — dans la vie, la seule chose à laquelle nous sommes forcés, c’est de mourir.
 
Jeudi 7 juillet
La musique, c’est de l’énergie…

… comme l’amour ou la haine, mais la musique comporte plus de dimensions. Si je m’essaye à les distinguer, ce qui me vient à l’esprit en premier lieu, c’est justement l’énergie mentale, immédiatement suivie de toutes les autres ; la musique, c’est aussi de l’énergie physique, comme les vagues ou la lumière, mais il s’agit avant tout d’un langage sophistiqué.
La musique est un langage qui comporte plusieurs dialectes, les uns plus intéressants que les autres. On essaye de déchiffrer sa grammaire et de l’enseigner, et même si nous en comprenons, certes, de nombreux aspects, il me semble que l’essentiel ne s’ouvre qu’aux sens.
S’il est tellement jouissif d’écouter sa musique préférée, c’est parce que la musique stimule en même temps l’intellect et les sens ; elle offre une expérience totale. Il existe bien sûr des musiques dont soit le côté intellectuel, soit le côté sensuel a été réduit au minimum, mais en général je ne les trouve pas intéressantes.
C’est ce caractère multidimensionnel qui rend le travail de composition si complexe. Le compositeur travaille dur pour trouver des solutions techniques, mais la technique, qui est bien sûr le fondement de tout, n’est pas la chose la plus importante.
Qu’est-ce donc alors ?
C’est sans doute une des questions qui font que je compose ; pour m’approcher des mystères de la musique, pour m’enfouir dans la musique. Les grandes oeuvres semblent mieux s’y prêter, car le fait de rester longtemps avec la même matière permet d’aller plus loin, du moins c’est ce que j’imagine. Néanmoins, parfois, un petit morceau très intuitif peut toucher au miracle de la musique. Lorsque c’est le cas, la musique me paraît immense et moi, compositrice, je suis toute petite ; il me semble impossible que cette musique vienne de moi. Mais d’où provient-elle donc ?
Pour moi, les doctrines religieuses et leurs dogmes n’ont rien à voir avec la musique, elle qui n’a aucune limite. Je verrais plutôt la musique comme une partie de l’immense mystère de la nature, en ce sens proche de l’amour ou de la mort. Qu’en savons-nous au juste ? Après le concert du trio[1], Hannele[2], une amie, m’a téléphoné de Finlande et m’a dit qu’il « ouvrait l’espace ». Après un bon concert, j’ai souvent moi-même aussi ce sentiment : l’espace s’étend et le temps disparaît.
Et parfois ce sentiment m’envahit. Ici, dans mon bureau, les notes trouvent chacune leur place sur la feuille, dans l’exaltation bourdonnante de l’existence, loin de ce temps et de ce lieu.
 
Vendredi 8 juillet
Délimitation

Même si en tant qu’étudiante de Paavo Heininen je ne suis jamais parvenue à écrire cette pièce pour caisse-claire qu’il exigeait habituellement de ces étudiants dans les années 1970, j’ai néanmoins appris beaucoup de choses essentielles concernant la délimitation du matériau. C’est là que tout commence : limiter le matériau, le développer après avoir sélectionné l’essentiel et supprimé le superflu. Contrairement à plusieurs jeunes collègues qui, enthousiastes, développaient leurs propres systèmes, j’essayais pour ma part de trouver les notes justes en écoutant mon cœur. C’était une méthode très lourde que l’enseignement de Paavo commençait tout doucement à alléger. Au fur et à mesure de l’éclaircissement de mon identité musicale, le choix du matériau devint plus aisé.
Aujourd’hui, le minimum est devenu un défi. J’ai envie de réduire de plus en plus la matière dont je dispose au départ ; une obsession récurrente… Sans que je le recherche, il s’agit presque de minimalisme.
Une autre nécessité consiste à observer les frontières musicales, à prolonger le moment où la voyelle devient consonne, celui où un son naturel du violoncelle devient un extrême aigu, ou encore celui où la lumière devient ombre. C’est comme si la métamorphose lente de la vie se manifestait en ces instants, comme si, de cette façon-là, nous parvenions à y comprendre quelque chose.
La réduction du matériau en des détails toujours plus fins peut être considérée de deux façons diamétralement opposées : il est possible de penser qu’avec le temps on se concentrera sur l’essentiel en supprimant ce qui est inutile, ou bien qu’avec le temps le monde se réduira et deviendra de plus en plus limité. Il est vrai que souvent les œuvres des artistes plus âgés sont plus rigoureuses et plus simples que leur production de jeunesse. Il existe néanmoins des exceptions : la dernière œuvre d’Henri Dutilleux, qui va bientôt avoir 90 ans, Correspondances, est une pièce de musique particulièrement riche et abondante.
 
Samedi 9 juillet
Journée de travail ordinaire

On me demande souvent à quoi ressemble ma journée de travail ordinaire. D’habitude, je décris ma journée telle qu’elle est lorsque tout va pour le mieux, ou comme j’aimerais qu’elle soit : une fois que les enfants sont partis à l’école, je m’installe au bureau, je déjeune sans arrêter de travailler et je continue de travailler tout l’après-midi. Pendant de telles journées, je reste sereine parce que le travail avance à son propre rythme, l’esprit est libre et, en l’espace d’une journée, il m’est possible de trouver pour le même morceau plusieurs angles de vue.
C’est ici, à la campagne, que je passe de telles journées, et ce sont mes meilleures périodes de travail. Cependant, la réalité est bien plus complexe, si complexe que je n’ai même pas la force d’en parler. Il m’est de plus en plus difficile de trouver le calme auquel j’aspire.
N’est-il pas étrange que lorsque l’on peut soi-même choisir sa façon de travailler, l’idéal s’avère être une routine qui ressemble à celle que les gens cherchent en général à éviter et qui les angoisse ? En effet, je ne vois aucune différence entre ma bonne routine et la routine qui tue, si ce n’est mon désir et ma motivation pour ce travail et le fait que je l’ai choisi par moi-même.
Dimanche 10 juillet
Les musiciens et la nature de la musique

J’ai beau percevoir la musique sous forme de textures, de couleurs et de sentiments, au moment de la composition, elle prend une dimension beaucoup plus concrète, alors que j’imagine le musicien, le chanteur ou un ensemble musical, leurs instruments, leur respiration. En écrivant pour un instrument soliste, je pense souvent à un musicien en particulier et à son instrument, même si, au final, quelqu’un d’autre joue le morceau. Lorsque j’écris pour des chanteurs que je connais bien, j’imagine non seulement leur voix dans les différents registres mais aussi leur gorge et j’essaye de prendre conscience de la façon dont les sons se situent dans leur corps et dans les différentes parties du timbre de leur voix.
Néanmoins, j’essaye en même temps de protéger ma musique contre ces contraintes physiques car, par nature, j’ai plutôt tendance à fuir la virtuosité traditionnelle, avec ses sons aigus et ses gammes rapides. Ainsi, en surveillant constamment les mouvements du larynx du chanteur, je cours le risque d’une expression trop étroite. Cela m’est propre. En écrivant mon premier opéra, par exemple, j’ai fait très attention à ne pas mettre la voyelle « i » trop haut dans le registre des chanteurs. Durant tout le processus de composition, j’avais devant mes yeux, affichée audessus de ma table de travail, une page de Tristan et Isolde ; il s’agissait de leur rencontre dans le deuxième acte (« Isolde ! Geliebte… Tristan ! Geliebter ! »), que j’avais encadrée quand j’étais étudiante et qui, entretemps, avait pris la poussière dans le placard pendant une vingtaine d’années. Je l’avais ressortie pour me donner des forces, car il y a dans cet acte une énergie incroyable. Un jour, en y jetant un oeil, elle m’a appris tout autre chose : le « i » de « Tristan » chanté par Isolde est très haut, tout comme le « i » de « Geliebte », et même si les voyelles sont forcément un peu colorées, l’expression atteint son sommet et il s’agit d’un des plus beaux actes de toute l’histoire de l’opéra.
D’une certaine façon, j’associe la tradition de la virtuosité à quelque chose de superficiel et de caractéristique de la musique de rue, que ma musique ne connaît pas. Elle le devrait, me rétorquerait-on sans doute.
Ces dernières années, j’ai aussi voulu m’approcher physiquement de ma musique. J’ai alors essayé de découvrir de nouveaux côtés de mon expression musicale, des aspects qui m’étaient méconnus, comme la gaîté, la joie ou le mouvement. À ces aspects est associée une « joie de jouer », quelque chose de différent de la musique misterioso ou doloroso pour laquelle j’attends du musicien qu’il se concentre entièrement sur la structure de la musique ou sur l’interprétation d’un certain monde sonore ou d’un texte.
Il y a dix ans encore, je n’aurais pas un instant imaginé qu’un jour je chercherais la clé pour l’interprétation musicale de la joie ; il y a vingt ans, je n’aurais pas imaginé qu’un jour j’utiliserais des octaves, pas même pour des raisons d’orchestration dans une pièce pour grand ensemble. Autrement dit, je change avec le monde, et ma musique aussi — pas forcément dans le bon sens, selon certains. Je viens de lire une critique qui regrettait mes compositions antérieures et qualifiait mon esthétique actuelle d’interprétation celtique des mythes du roi Arthur.
Le titre d’un de mes articles, écrit il y a près de vingt-cinq ans et qui traitait du travail de composition, était emprunté à Elmer Diktonius : Kirkua saat mutta lennä ! (Crie si tu veux, mais vole !). Si je m’en souviens bien, j’exprimais dans cet article une idée qui, malgré les évolutions, m’est toujours essentielle ; il s’agit de l’envie d’aller au plus profond et le plus loin possible et de ressentir la tension que crée cette double démarche.
 
Traduit du finnois par Johanna Kuningas
Ce texte est à paraître dans : Le Passage des frontières : écrits sur la musique, édition établie par Stéphane Roth, Paris, Editions MF, coll. «répercussions».
Photographie : © Jérôme de Perlinghi / Corbis
 


[1] Je sens un deuxième cœur (2003) pour alto, violoncelle et piano.
[2] Hannele Segerstam, violoniste finlandaise.