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Prendre son temps

Grand Angle Par Clement Rosset, le 02/05/2012


Clément Rosset est certainement l’un des philosophes de notre temps qui s’est le plus intéressé à la musique, qu’il pratique lui-même et à laquelle il accorde, dans sa vie comme dans ses livres, une importance majeure. Ce texte inédit nous invite à considérer l’existence d’une ligne de partage, née au XXe siècle, opérant dans l’histoire de la musique une division en deux approches du temps radicalement différentes.
 
Ce qui caractérise principalement l’histoire de la musique du XVIIe au XXe siècles, et la différencie profondément des musiques qui l’ont précédée ou lui ont succédé, me semble être une question de temps, de conception du temps musical. À partir de Bach puis de Haydn et Mozart, et jusqu’à Stravinsky, on pourrait dire que la musique ne s’« arrête » pas. Elle suit continûment son temps, en occupe entièrement l’espace si je puis dire, même si elle connaît ses ralentissements, d’importantes différences de vitesse selon ses interprètes, et des silences qui l’interrompent parfois un moment (un des plus remarquables de ceux-ci étant celui, trop bref sous la baguette de certains chefs, qui précède immédiatement l’accord terminal de l’Oiseau de feu de Stravinsky). Mais peu importe : elle n’en poursuit pas moins son chemin balisé, tout comme un propos qui suit son cours. Elle peut certes « prendre son temps » et le devrait même toujours, contrairement à ce que font la plupart des solistes ou chefs d’orchestre qui, peut-être par souci d’afficher leur virtuosité, vont toujours trop vite et confèrent ainsi une certaine réalité à cet exploit apparemment paradoxal qui consiste à « aller plus vite que la musique ». Mais elle ne perd jamais son temps, en ceci qu’elle reste toujours en route, soucieuse de guider l’œuvre jusqu’à son terme, comme le dieu de Vigny qui veille à prendre du doigt la bouteille à la mer « pour la conduire au port ». Je remarque à cet égard que le premier compositeur à avoir rompu avec cette musique itinérante, à avoir morcelé sinon cassé le temps musical, n’est pas du tout un des créateurs de l’école de Vienne mais bien Claude Debussy, avec le Prélude à l’après-midi d’un faune. En ce sens Debussy peut être considéré comme le premier compositeur révolutionnaire de l’histoire de la musique classique : révolutionnaire moins par son passage de la tonalité à la modalité que par celui d’un temps continu à un temps discontinu, ou plutôt dépourvu d’orientation fixe.
Mais la musique de notre temps, ainsi que celle qui a précédé les trois siècles d’or de cette musique classique, ne connaît pas – ne connaît plus – cette orientation temporelle qui conduit d’un début à une fin et pratique ou a pratiqué une tout autre manière, plus radicale, de prendre son temps (ce qui ne signifie aucunement, il va sans dire, qu’elle soit inférieure ou supérieure à la musique des siècles classiques ; car on ne saurait comparer des musiques moins différentes que fondamentalement autres). On pourrait dire, en forçant un peu le trait, que cette autre musique finit par abolir les temps à force de prendre ses aises avec lui. On passe alors, d’une musique qui a un avant et un après, à une musique dotée d’une durée qui persiste ou semble persister à jamais, et qui provoque chez l’auditeur une jouissance liée au sentiment d’un présent étale comme la mer aux instants de basse et de haute marée. L’exploitation des silences, des tenues, d’accords qui durent interminablement tout en se modifiant de manière à peine perceptible (suscitant l’impression d’un temps à la fois jamais et toujours changeant) fait partie désormais de la palette ordinaire des compositeurs, tels naguère Berio ou Ligeti. On trouvait déjà de ces suspensions du temps chez Stravinsky : à la fin des Noces, d’Apollon musagète, dans la berceuse finale du Baiser de la fée. Mais ce calme intemporel est également caractéristique des monodies et polyphonies médiévales (dont la Messe du même Stravinsky offre un écho saisissant). On le retrouve encore dans nombre de musiques dites extra-européennes, comme les chœurs géorgiens ou le gamelan indonésien dont s’est inspiré Boulez dans le Marteau sans maître.
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photo Gérard Rondeau/ Agence Vu