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Algorithme et Philosophie : petit abécédaire (incomplet) de la musique de Hanspeter Kyburz

Portrait Par François-Gildas Tual, le 04/05/2012


Les œuvres de Hanspeter Kyburz, né en 1960, dialoguent avec le romantisme de Robert Schumann à la Cité de la musique, lors de deux concerts avec l’Ensemble  intercontemporain : un programme de musique dirigée le vendredi 11 aux côté des BBC Singers et un programme de musique de chambre le 12 avec le ténor Colin Baltzer.
Le musicologue François-Gilas Tual nous propose ici quelques mots-clés d’un abécédaire original  pour pénétrer les somptueuses architectures sonores de Hanspeter Kyburz.
 


Algorithme
Sous ses apparences barbares, le mot désigne simplement un ensemble de règles opératoires mises en application dans le cadre d’un calcul. Et Hanspeter Kyburz de rappeler que l’algorithme, attaché aux paramètres musicaux, ne sert qu’au classement et à la mise en relation des matériaux : « Il aide simplement. Je regarde d’abord le matériau que j’ai esquissé et avec lequel j’aimerais travailler, et j’y aperçois surtout des conflits, des chances aussi, bien sûr, mais c’est encore très ambivalent. Je dois donc penser à la manière de construire ce matériau à partir d’une combinatoire, puisque je veux relier ces matériaux isolés entre eux. »
Berlin
Hanspeter Kyburz a poursuivi à partir de 1982 à Berlin les études qu’il avait commencées à Graz. En composition bien sûr, mais aussi en musicologie, en histoire de l’art et en philosophie, tout en recevant les conseils de Hans Zender à Francfort. En 1997 il revient à Berlin pour enseigner à la Hochschule für Musik Hanns Eisler. Entre le Nigeria pour terre natale (il y est né en 1960), l’Allemagne pour terre d’accueil (il s’y est installé à l’âge de dix ans) et la Suisse pour patrie, Hanspeter Kyburz a beaucoup voyagé. Y aurait-il un peu de lui dans le personnage d’Ulysse, héros emblématique de Double Points : OYTIS (2004-2011) ?

Composition
Chez Hanspeter Kyburz, la composition est un va-et-vient régulier entre matériau et forme sur la trame de la syntaxe. « L’objet de la composition est ainsi le processus de la constitution du sens, dans lequel un matériau hermétique se dissout dans le double mouvement de l’acte de traduire, mouvement qui réclame autant le rapprochement comparatif au révolu que la mise en forme constructive de nouveaux contextes. »
 

Danse
Dans Double Points : OYTIS (photo ci-dessous), la création devient un acte collectif, soumis à l’autre mais totalement déterminé, puisque la collaboration avec Emio Greco place le danseur « au cœur du jeu d’influence entre l’électronique et le son des instruments (…) dans une interaction parfaite entre espace de la danse et espace de la musique. »



Encres
Parmi les sources d’inspiration, le mystérieux manuscrit de Voynich (The Voynich Cipher Manuscript, pour 24 voix et ensemble, 1995 – photo ci dessous), ainsi que les rouleaux du peintre japonais Sesshû, d’une douzaine de mètres de long sur une quarantaine de centimètres de large, si vastes qu’on en perd le « sens de la réalité », et dont le fascinant déroulement est à l’origine des trois versions de Réseaux (2003-1012) : « On commence à voir des arbres, puis un chemin à travers ces arbres, les montagnes, et tout à coup le chemin disparaît dans les nuages, puis on se trouve confronté à deux maisons, ou peut-être un fleuve. (…) Les arbres sortent de rochers, verticaux comme des murs, sans qu’on sache pourquoi – et pourtant on ressent leur présence comme possible. »

Forme
et d’entendre simultanément la forme s’extraire du matériau, et le matériau surgir de la forme : « La difficulté réside en ceci que le dialogue n’est jamais équilibré : je veux dire que c’est une idéalisation de croire que le matériau et la forme se conditionnent l’un l’autre. »

Gestes
Pour se retrouver, il convient alors de ne plus distinguer que les gestes, sans se focaliser sur ce qui les lie les uns aux autres. Peu à peu, les événements isolés prennent sens au sein de la totalité.
Hasard-Irrationnel
« Il n’y a rien qui soit laissé au hasard ». Même si la complexité des procédures impose au compositeur, comme à l’auditeur, d’oublier certaines réactions rationnels afin de restaurer sa confiance en l’intuition. À propos du Manuscrit de Voynich : « J’imagine un savant qui tente de traduire ce langage codé qui n’est toujours pas déchiffré de nos jours. D’abord il trie, il saisit quelques signes, qu’il prononce aussi à voix haute. Puis à un moment donné s’enclenche un processus irrationnel, fantastique, comme un flux d’images qui n’a plus rien à voir avec l’attitude analytique du scientifique. Cette complémentarité entre des processus rationnels et un processus irrationnel qui a sa dynamique propre me fascine. »
 

Répétition de Voynich Cypher Manuscript, Cité de la musique, mai 2012

Jeu (Joute)
En l’absence de mise en scène, partout les instruments communiquent, les objets échangent. Dans touché par exemple, renvoyant inévitablement au dialogue – à l’apprentissage du dialogue – d’un couple : « Ce n’est pas l’échange d’informations ou le règlement d’un conflit au sens dramatique qui est central, mais plutôt le contraste entre les sentiments, l’aspect communicatif, la possibilité, dans une joute oratoire rapide, de faire ressortir le rythme. »
Klee
Revoyons alors ces tableaux de Paul Klee où se devine et nous échappe à la fois une organisation aussi subtile que rigoureuse. Au célèbre peintre du Bauhaus, Hanspeter Kyburz a emprunté un système de grilles dont la mobilité participe, dans Projektion (2004-2005), à la déformation du matériau.
Lettres
Dans The Voynich Cipher Manuscript, quelques poèmes de Velimir Chlebnikov. Dans Parts (1994-1995), la Mort de Virgile de Hermann Broch. Dans Cells (1993) enfin, les théories de Jean Piaget. En trois parties, cette dernière œuvre évoque l’évolution de l’enfant qui reconnaît et dissocie progressivement les objets de son environnement, puis se constitue un champ spatial dans lequel chaque chose trouve sa place.
 
Marienberg (Sabine)
Quel est le trait commun à Double Points : OYTIS, Touché (2006), Abendlied (2007) et still and again (2011) ? La présence d’un texte de Sabine Marienberg, parfois élaboré avec le compositeur et partageant avec la musique des structures algorithmiques identiques : « C’est incroyable ce qui se passe avec la langue lorsqu’on la structure d’emblée comme ce que la musique veut ensuite faire d’elle (…) on a à sa disposition beaucoup de possibilités plus concrètes de présenter quelque chose de personnel dans ce qui existe déjà. »
Nombres
D’où l’importance des nombres dans les mots comme dans les notes. Pythagore a montré depuis bien longtemps que musique et nombres peuvent appartenir au même monde. Et les techniques opératoires comme ce qui en résulte ne sont pas arbitraires, parfois établies sur des modèles naturels. Dans Cells, on reconnaîtra le système conçu par le biologiste Aristid Lindenmayer pour formaliser la croissance et la variété des plantes. Le développement des bourgeons et des branches ayant laissé place au développement des hauteurs, durées et autres modes de jeu, il en résulte un effet irrésistible de prolifération.
Ordinateur
Partenaire irremplaçable, il « est comme le bâton de l’aveugle : on le hait et on a besoin de lui. » Avec un tel assistant, le compositeur peut s’aventurer sur des chemins où il n’aurait osé s’engager seul : « Ce qui est terrible avec l’ordinateur, c’est la complexité des phénomènes. L’imagination de l’homme est toujours plus flexible, mais jamais aussi précise. (…) il est tout aussi important quand on compose que l’on ne sache pas ce que l’on fait. Et cet aspect « naïf » est progressivement subverti par la différenciation croissante que nous permet un ordinateur. Il est donc très important que le compositeur conserve quelque part cette naïveté de son action. » Dès lors, les algorithmes ne pourraient-ils pas devenir un précieux renfort pour l’imagination ? « Parfois ils font exactement ce que je veux et parfois ils m’étonnent. »

Philosophie
Hanspeter Kyburz a suivi les cours de Carl Dahlhaus et a « passé beaucoup de temps avec les philosophes. » Parce que « tout se cache dans les textures de la pièce », il a alors constaté, chez certains d’entre eux et chez certains musicologues, une fâcheuse tendance à s’éloigner de l’objet musical et à s’égarer dans la douteuse abstraction des considérations esthétiques. Avec Noesis (2001-2003), il s’est lancé dans la reconquête d’une écriture musicale intuitive associée aux modélisations informatiques. « Le titre se réfère à Edmund Husserl, qui désigne par ce terme l’activité intentionnelle du sujet, face à la constitution de l’objet. Husserl ne parle pas d’un objet qui apparaît, mais d’un sujet qui produit cet objet. […] L’élément d’activité est donc plus important que l’élément de la signification. » Ce qui compte et donne du sens, c’est i simplement la manière de dire les choses. »
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Coordination éditoriale : Véronique Brindeau
Photos (de haut en bas) : portrait haut et bas de l’article © Philippe Gontier / autres photos © Luc Hossepied