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Arnold Schönberg : Suite opus 29

Éclairage Par Laure Gauthier, le 16/03/2012

Les premières heures du sérialisme
Après avoir composé dans les années 1910 des œuvres atonales très brèves, Arnold Schönberg met au point, au début des années 1920, la technique de composition dodécaphonique qui lui permet à la fois de renoncer au centre de gravité de la tonalité et d’organiser le matériau sonore en lui conférant une unité organique. Ces nouvelles règles offrent à Schönberg la possibilité de revenir à des formes plus longues et de se réapproprier des répertoires anciens. Dans les années 1923 à 1926, le compositeur eut à cœur de prouver au public que la méthode dodécaphonique, loin d’être mécanique ou de constituer une rupture avec le passé, pouvait au contraire libérer la créativité et permettre de revisiter le répertoire des XVIIIe et XIXe siècles. Dans « La composition avec douze sons » (1941), il précise : « On s’impose de suivre la série fondamentale, mais, ceci dit, on compose à son gré, comme on en avait l’habitude ».
Si le quatrième mouvement des Cinq pièces pour piano op. 23 (1923), dans sa rigueur formelle, peut apparaître comme une application encore quelque peu rigide de la méthode dodécaphonique, les œuvres suivantes présentent toutes une grande liberté de ton et une impressionnante diversité formelle. Schönberg y décline toutes les variations possibles du sérialisme telles qu’il les exposera ensuite dans Structural Functions of Harmony (rédigé en 1939) et dans « La composition avec douze sons ». Au début des années 1920, il compose à la fois des œuvres de musique de chambre (Quintette pour instruments à vent op. 26 ; Quatuor à cordes n°3 op. 30) et des œuvres vocales classiques (Quatre pièces pour chœurs mixte op. 27 ; Trois satires pour chœur mixte op. 28), en leur donnant une unité intérieure, « invisible », émanant de la série. Ainsi, dans les Trois satires le compositeur va-t-il jusqu’à inclure des canons composés de manière tonale afin de prouver qu’il maîtrise les deux écritures et peut librement choisir la méthode la plus appropriée au moment qui lui convient. C’est dans cette perspective qu’il faut également lire la Suite op. 29, œuvre dodécaphonique comportant des allusions tonales, et non comme une concession à la musique à programme. L’unité de la suite est intérieure ; dans chaque mouvement, c’est la série qui structure le matériau sonore et qui lui impose sa logique organisationnelle, non le titre des mouvements qui ne suggère qu’un motif « superficiel ».
Le virage biographique des années 1924-1926
Un optimisme particulier parcourt la partition depuis l’ouverture au rythme enlevé jusqu’à la gigue finale en passant par la mélodie inspirée d’un lied de Silcher dans le troisième mouvement. Cet optimisme est indéniablement à mettre en relation avec les changements survenus ces années-là dans la vie professionnelle et affective de Schönberg, contrastant avec une période précédente difficile. Le début des années 1920 était marqué à Vienne par la montée de l’antisémitisme. Le compositeur prit alors une conscience accrue de sa judéité, ce qui entraîna notamment la rupture avec son ami Kandinsky à qui il reprochait sa complaisance avec l’antisémitisme (lettre de Schönberg à Kandinsky du 4 mai 1923) et auquel il prédit, dès 1923, la survenue de nouvelles « nuits de la Saint Barthélémy ». La fin de ses années viennoises fut aussi marquée par le décès de sa première épouse, Mathilde, à l’automne 1923. L’année suivante annonce pourtant un renouveau : en août 1924, le compositeur épouse en secondes noces Gertrud Kolisch, la sœur de son ami et interprète, le violoniste Rudolf Kolisch, à laquelle il dédiera la Suite op. 29. Il en entreprend la composition à l’automne 1924 à Vienne ; les premières esquisses sont datées du 28 octobre 1924. Il obtient par ailleurs une reconnaissance institutionnelle qui lui faisait défaut à Vienne en étant nommé en septembre 1925 directeur de la classe de composition de la Preußische Akademie der Künste, à Berlin, que dirigeait avant lui son ami Ferrucio Busoni. Schönberg s’établit en janvier 1926 dans la capitale allemande et y achève la Suite op. 29 le premier mai.
Le projet musical : une tension entre forme classique et exigence sérielle
Bien que portant le numéro 29, la Suite est l’une des premières œuvres dodécaphoniques de Schönberg. Le projet est en effet antérieur à la conception des opus 27 et 28, datant de 1925. Avant de réduire la suite à quatre mouvements, à l’automne 1925, Schönberg avait conçu une esquisse en sept parties : 1. (Satz) 6/8 leicht, elegant, flott, Bluff ; 2. Jo-Jo-Foxtrott, 3. Fl. Kschw. Walzer ; 4. AS Adagio ; 5. JdeB Muartsch Var, 6. Film DVA ; 7. Tenn Ski.
Le compositeur dira quelques années plus tard à un journaliste (voir « My technique and style », 1950) que l’opus 29 correspondait à un « tournant » dans son œuvre, et, en référence aux catégories établies par Nietzsche, qu’elle représentait le « côté apollinien » (« the Apollonian side ») dans une époque dionysiaque. L’apollinien renvoie, au contraire du dionysiaque, à ce qui est caractérisé, entre autres, par la clarté, l’ordre et la mesure, catégories esthétiques que Schönberg identifie au pouvoir structurant de la série.
Dans la suite réduite à quatre mouvements se fait jour la tension entre les exigences propres à la forme classique de la suite pour orchestre et le principe organisationnel sous-jacent de la série. L’opus 29 s’ouvre sur un allegretto, se poursuit par un deuxième mouvement (« Tanszschritte ») correspondant à un scherzo, puis par un thème avec variations (« Thema mit Variationen ») avant de se conclure par une gigue enlevée, bipartite. Les motifs de danses populaires comme le Ländler (I), le fox-trot (II), ou la gigue (IV), offrent des motifs apparents, tandis que la série organise de façon souterraine le matériau musical et lui confère une unité intrinsèque.
La suite opus 29 est écrite pour trois groupes instrumentaux : bois, cordes et piano. Outre le piano qui constitue à lui seul un groupe, Schönberg choisit d’équilibrer le plus parfaitement possible la tessiture des trois instruments composant les deux autres groupes : la petite clarinette correspond au violon, la clarinette soprano à l’alto et la clarinette basse au violoncelle. Jusqu’alors, Schönberg avait composé tantôt des formes « classiques » de musique de chambre – notamment des quatuors à cordes ou un quintette à vents (op. 26) – dans lesquels les instruments avaient la fonction qui était habituelle dans la pratique musicale du siècle précédent, tantôt des formes libres et nouvelles, affranchies des schémas classiques comme le sont la Sérénade op. 24 ou le Pierrot Lunaire op. 21, présentant des nomenclatures instrumentales inédites. Ici, il livre une pièce hybride, dans laquelle il fait intervenir et dialoguer les trois groupes d’instruments d’une façon originale : il n’établit pas de hiérarchie entre les trois clarinettes, le trio à cordes et le piano, mais construit un jeu subtil de correspondances et d’échos entre les différents pupitres, en faisant fréquemment intervenir au même moment les cordes et les clarinettes de même tessiture, créant ainsi des interactions homogènes entre les groupes. Dans le troisième mouvement, le jeu entre le piano et la clarinette témoigne de cette absence de hiérarchie entre les pupitres. Tandis que la clarinette basse joue la mélodie du lied de Silcher, accompagnée par le piano, c’est le piano qui offre ensuite une variation du thème (2e variation), ponctuée par un bourdon de clarinette. Il en va de même pour les thèmes : un premier pupitre annonce un thème, repris ensuite, parfois inversé, par l’autre pupitre comme dans le deuxième mouvement (« Tanzschritte ») où la clarinette solo joue le thème (mesure 6 à 12), tandis que le thème secondaire est interprété par un solo de violon (mesure 14-17), avant d’être repris par un solo de piano et d’être finalement élargi à un tutti (mesure 30-47).

Les quatre mouvements de la Suite opus 29
1-Ouverture. Allegretto
L’ouverture est enjouée et légère (en rythme 6/8). La valse, qui constituait dans la première esquisse de 1924 un mouvement à part entière – le troisième (« 3. Fl. Kschw. Walzer ») – a perdu ici de son indépendance. Elle domine néanmoins la deuxième partie de l’exposition, cette fois sous la forme d’un Ländler en 3/8, danse traditionnelle allemande et autrichienne, popularisée à la fin du XVIIIe siècle. Schönberg prouve qu’il peut s’attaquer à des formes traditionnelles et même à des musiques folkloriques. Bien que connu pour mépriser le jazz et les musiques populaires, il entend démontrer qu’il est à même de maîtriser ces formes chères à ses contemporains et d’établir un pont entre musique sérieuse et divertissement. Le Ländler, quasi tonal, commence par un solo d’alto, accompagné par un piano qui conserve les fonctions traditionnelles de tonique et de dominante. Celui-ci entre ensuite en dialogue avec la petite clarinette. Le Ländler, citation thématique de la tradition autrichienne, est un moment de respiration dans l’ouverture, un clin d’œil adressé au passé viennois.
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2. Pas de danse. Moderato (« Tanzschritte. Moderato »)
Le deuxième mouvement impose des rythmes dont la vivacité rappelle à la fois le jazz et les concours de fox-trot. Dans le projet initial, datant de 1924, le deuxième des sept mouvements s’intitulait d’ailleurs « Jo-Jo Foxtrott »). Après une danse de rythme soutenu, le deuxième mouvement, tripartite, octroie aux danseurs imaginaires une pause avant une dernière reprise rapide.
Le début du mouvement nous permet d’entendre l’exposé du thème à la clarinette soprano puis la reprise du thème à l’alto. Après un bref refrain, le deuxième thème est interprété par le violon alto, différentes figures apparaissent comme contrepoint. L’extrait s’achève sur la résolution de la cadence :
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3. Thème et variations (« Thema mit Variationen »)
Le troisième mouvement est particulièrement virtuose. Il comprend un thème et quatre variations de coda. Le thème est inspiré de la mélodie de « Ännchen von Tharau », un volkslied du XVIIe siècle, mis en musique en 1827 par le compositeur romantique Friedrich Silcher. Le motif amoureux du lied, écrit en 1636 à l’occasion du mariage d’Anna Neander et du pasteur Johannes Partatius, avant d’être transcrit en haut-allemand en 1778 par le philosophe Johann Gottfried Herder, fait indéniablement écho au mariage de Schönberg et de Gertrud Kolisch.
Le thème donné dans le ton de mi majeur est exposé par la clarinette basse qui joue lentement et de façon répétitive, la mélodie. Schönberg s’approprie la tradition romantique en lui imposant sa propre loi : il scinde la série entre les deux instruments et parvient ainsi à sauver son principe sériel en déléguant au piano les notes manquantes de la série. Il prouve ici qu’il maîtrise l’écriture sérielle comme technique de variation développante. On entend ensuite, dans la première variation, le spiccato des cordes, accompagnées par les clarinettes, puis le thème réapparaît, cette fois caché dans la partie de violoncelle. Enfin, la clarinette basse et le piano interviennent brièvement à la fin de cette première variation :

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4. Gigue
Le finale est une gigue bipartite qui s’inscrit dans la tradition des gigues baroques et qui fait écho notamment à celles composées par J.-S. Bach. À l’exposé du thème dans la première partie correspond l’inversion du thème au début de la deuxième partie. Ici, Schönberg fait intervenir les sept instruments pour une démonstration éclatante de la série qui fait figure de thème tandis que la série renversée apparaît comme son contrepoint. On voit dans ce quatrième et dernier mouvement la façon subtile dont le compositeur fait dialoguer les exigences propres à la tradition et celles relevant de la modernité sérielle.
Dans l’extrait suivant, on entend l’exposé du deuxième thème au violon, qui est ensuite repris à la clarinette. Après un bref développement et un solo de violoncelle, le thème est repris au piano seul :
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Dans l’opus 29, Schönberg expérimente les possibilités offertes par la composition sérielle et pense alors être à l’orée d’un nouveau système permettant d’assurer « la suprématie de la musique allemande pour les cent ans à venir ». Pourtant, cet optimisme sera assez vite ébranlé, Schönberg s’interrogeant avant même son exil aux Etats-Unis en 1934 – où il reviendra en partie à une tonalité maîtrisée – sur les limites du strict respect de la « loi » dodécaphonique, qui, dans sa pureté et son dogmatisme, peut susciter l’incompréhension du public et l’isolement. Cet isolement et cette incompréhension mèneront notamment aux interrogations soulevées dans l’opéra inachevé Moïse et Aron (1930-1932).
Laure Gauthier
Cet article est en relation avec la tournée Eclat/Multiples du 19 au 24 mars au programme de laquelle figure la Suite opus 29

Illustration : Arnold Schönberg, autoportrait, 1910 copyright AKG images
Extraits musicaux :  Arnold Schoenberg, Suite opus 29 ; Ensemble intercontemporain / Pierre Boulez, direction  ; CBS, 1985