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Création musicale et cinéma 2/2

Grand Angle Par Philippe Langlois, le 18/07/2011


Deuxième partie de l’article de Philippe Langlois sur les relations entre la création musicale et le cinéma. Voir la première partie de cet article  ici.
La musique de films en tant que nouveau genre musical
A la question : « le film sonore engendrera-t-il de nouvelles tendances musicales ? » Edgard Varèse répond en janvier 1930 que « [Le cinéma], c’est le premier moyen moderne, scientifique, qui soit offert à la musique de s’évader de la tradition dont elle est prisonnière. J’attends moi-même la première occasion de m’y essayer ». Bien qu’un projet de film existe autour de Désert, celui-ci ne verra malheureusement jamais le jour. De manière encore plus précoce, Kurt Weill se fait l’écho, lui aussi, de cette ambition d’une nouvelle esthétique musicale en déclarant dès 1927 : « C’est seulement lorsque les chefs d’orchestre et les metteurs en scène connaîtront la gamme entière des possibilités acoustiques, lorsqu’ils verront clair dans l’effet sonore de toutes les combinaisons mêlant musique, voix et bruit, qu’ils pourront alors utiliser leurs connaissances, leur expérience technique, pour construire un art nouveau dont les fondements esthétiques reposent sur l’innovation technique ».
Or, ce qu’appelle de ses vœux Kurt Weill se réalise au même moment, en Allemagne, sous l’objectif de Walter Ruttmann dans sa Mélodie du monde et Week-End. Une nouvelle manière de composer le son émerge également, en Russie dans le cadre du Cinéma Vérité de Dziga Vertov ou en France, dans les premiers films sonores de Jean Grémillon, Jean Epstein, Jean Painlevé ou Dimitri Kirsanoff. Certains cinéastes font à présent des films « en utilisant le son comme on avait utilisé l’image », écrit le critique Jean Bouissounousse.
En effet, grâce au fonctionnement de la piste optique, la démarche de certains compositeurs devient proprement cinématographique dans le sens où le son, tout comme l’image, peut être dessiné, coupé, monté, collé, passé à l’envers, ralenti, accéléré, mis en boucle, etc. De ce point de vue, il devient possible de considérer le support linéaire de la piste optique comme étant le « chaînon manquant » entre le disque et la bande magnétique, autorisant des manipulations sonores qu’aucun autre support ne permettait d’envisager avant 1950 et permettant d’inscrire la piste dans la lignée des nouveaux moyens de production sonore.
Une archéologie de la musique concrète
Un vaste champ de fouilles archéologiques touchant aux formes primitives de transformation de la matière-son se fait ainsi jour, tout en offrant des réponses originales à la question d’un son spécifiquement cinématographique. Des films comme Enthousiasme, la symphonie du Donbass de Dziga Vertov, Rapt de Dimitri Kirsanoff, Zéro de conduite de Jean Vigo, Lumière d’été et Remorques de Jean Grémillon, Le tempestaire de Jean Epstein, La Nuit fantastique de Marcel L’Herbier, constituent également les étapes marquantes du cinéma français et une forme de « préhistoire » des musiques électroacoustiques.
En effet, ces recherches appelées « trucage sonore », « effets sonores », « musiques cinématographiques », « partitions sonores » ou encore « synthèse optique », ne peuvent plus aujourd’hui être considérées comme des tentatives isolées, des expériences orphelines qu’aucune Histoire ne relie, ne s’inscrivant dans aucun courant de pensée. Il est temps de les inscrire pleinement dans l’Histoire de la musique ou, à défaut, dans la préhistoire des musiques électroacoustiques, en particulier en France, où Pierre Schaeffer invente la musique concrète.
J’avais déjà eu l’occasion de m’exprimer sur ce sujet dans le cadre du colloque qui s’était tenu au CDMC, portant sur la musique française de 1944 à 1954. [Ecouter ici] Il avait été exposé comment ces recherches s’avéraient, en effet, fondamentales dans le cheminement de pensée de Pierre Schaeffer et avaient alimenté sa réflexion autour des questions liées au décor sonore dans les dramatiques radiophoniques du Studio d’Essai puis du Club d’Essai, avec l’aide de compositeurs de musique de films tels Claude Roland-Manuel, Arthur Honegger, Yves Baudrier, Maurice Thiriet, ou Maurice Jarre. C’est dans ce contexte d’émulation intense, où les échanges sont fructueux et viennent enrichir le débat autour de la création sonore et la naissance de la dramaturgie radiophonique que se situe la véritable naissance de la musique concrète.
L’Etude aux Chemins de fer (1948), qui signe l’acte de naissance de la musique concrète, constitue d’ailleurs un beau clin d’œil à l’histoire du cinéma et n’est pas sans lien de parenté avec la première œuvre cinématographique des frères Lumière en 1895, l’Arrivée du train en gare de la Ciotat. Outre que ces œuvres fondatrices partagent une source d’inspiration mécanique commune, un réseau de relations se tisse entre ces deux œuvres renvoyant aux réflexions sur « les arts infirmes » : la radio aveugle et le cinéma muet qui, ici, semblent se répondre et se substituer l’un à l’autre de manière souterraine.
Eclairé sous cet angle, le cheminement de pensée de Pierre Schaeffer, qui invente en France non seulement la musique concrète mais également l’art radiophonique, se trouve contextualisé de manière inédite, dans une perspective plus vaste, dépassant très largement le cadre strictement radiophonique et musical pour englober l’ensemble des phénomènes liés à l’utilisation de la technologie au sein des « arts-média ». Ce point d’ancrage et ce lien qui unissent musique concrète et cinéma sont d’autant moins anodins qu’ils augurent de toute l’évolution de la pensée de Schaeffer, le conduisant à étendre le concept de « Solfège des objets sonores » vers une théorie des objets audiovisuels qu’il aura le souci de mener dans le cadre du Service de la Recherche de l’ORTF jusqu’en 1975. C’est donc tout dire de l’importance que revêtent ces formes de création musicale pour le cinéma jusqu’à porter un regard historique totalement neuf sur la naissance de la musique concrète.
Si les procédés électroacoustiques ont pu, un temps, tendre vers une quête d’idéal sonore cinématographique dans les années 50-70, un refus du « tout électronique » s’est parallèlement manifesté au profit des instruments et de l’orchestre symphonique, reléguant progressivement l’utilisation de la musique électroacoustique au cinéma dans le champ du design sonore à la fin des années 60.
Depuis, c’est principalement dans le cadre du cinéma d’auteur, du cinéma expérimental ou indépendant que la musique de film a su renouer, en France, avec une grande liberté dans l’expression musicale. Sans développer la richesse de cette période, la vitalité de la musique de film s’exprime principalement dans le sillage des films d’Alain Robbe-Grillet et des documentaires animaliers de François Bel et Gérard Vienne, avec l’idée de « partitions sonores » développée par Michel Fano, les musiques de François de Roubaix, les tandems Pierre Jansen/Claude Chabrol, Antoine Duhamel/Jean Luc Godard, Georges Delerue/François Truffaut, mais aussi avec l’apport du jazz, de la chanson, de la musique pop.
Le cinéma muet ou le renouveau de la musique contemporaine
Depuis les années 90, le concert de cinéma permet la naissance d’un genre musical nouveau avec les commandes de Cinémémoire, consistant à passer commande à un compositeur pour accompagner, comme au temps du muet, la projection d’un film, un genre qui s’est ensuite rapidement développé avec les commandes de l’Auditorium du Louvre, du Musée d’Orsay, de la Cinémathèque Française, des festivals. Débarrassé des diktats du réalisateur et de la production, laissant au compositeur une liberté totale pour la création musicale.
On ne compte plus aujourd’hui les compositions pour les films de cette période, modernisés et remis au gout du jour par une musique contemporaine : Intollerance de D.W. Griffith par Antoine Duhamel et Pierre Jansen, Le vent de Viktor Sjostrom par Gualtierro Dazzi, Les larmes du clown du même réalisateur par Gael Mevel, Nosferatu de Murnau par Art Zoyd, L’Aurore de Murnau par Guillaume Conesson, La grève d’Eisenstein par Pierre Jodlowski, La coquille et le clergyman de Germaine Dulac par Thomas Koner, L’homme à la caméra de Vertov par Pierre Henry, ainsi que la plupart des films muets de Fritz Lang : Metropolis par Martin Matalon, La femme dans la lune par Denis Levaillant, Docteur Mabuse par Michael Obst, La Chute de la Maison Usher par Ivan Fedele, etc., une liste qui ne cesse de s’allonger en autant de manières de conjoindre cinéma du passé, musique d’aujourd’hui et liberté totale de composer pour des partitions cinématographiques :  preuve, s’il en fallait une, que la musique de film, à la différence de la musique pure, se place bien au-dessus de tous les genres et de toutes les esthétiques musicales, un atout considérable pour la liberté de création musicale.
Philippe Langlois
Photo : Projection de Metropolis de Fritz Lang sur une création musicale de Martin Matalon. Cité de la musique (Paris), mai 2011. Copyright Luc Hossepied pour l’Ensemble intercontemporain