Afficher le menu

Dave Liebman, le jazz à la croisée des chemins

Grand Angle Par Ensemble intercontemporain, le 15/01/2009

GA
« À la croisée des chemins », là se situe bien la rencontre singulière qui nous est proposée le 12 mars à la Cité de la musique, dans l’esprit des Chemins, ces œuvres concertantes que Luciano Berio composait à partir de ses Sequenza pour instruments solistes. Autour de propositions du saxophoniste Dave Liebman, qui fut membre du groupe de Miles Davis avant de former son propre groupe Quest, trois compositeurs dessinent leurs propres parcours: Riccardo Del Fra, Christophe Dal Sasso et le Finlandais Timo Hietala, tous passionnés de jazz et adeptes du hors pistes, ont composé à la demande de l’Ensemble intercontemporain des œuvres que Dave Liebman viendra ponctuer de ses improvisations.
Dave Liebman

Lorsque Dave Liebman naît, le 4 septembre 1946, la vogue du bebop bat son plein, mais les parents Liebman n’en savent rien. Madame Liebman pianote Andalucia, succès cubain. Monsieur chantonne Beautiful Dreamer de Stephen Foster, l’ancêtre de la chanson américaine. Sur le tourne-disques, Tchaïkovsky, Brahms, Beethoven et l’inévitable Caruso. Le jeune Dave commence le piano à neuf ans, mais s’intéresse bientôt aux saxophones hurleurs du rock and roll. Déjà méthodique, il entreprend l’étude de la clarinette et du saxophone, tout en poursuivant le piano pour le travail de l’harmonie à travers les arpèges.
En 1960, il découvre en direct la musique de John Coltrane qu’il ira écouter chaque fois qu’il le pourra, suivant son œuvre jusque dans ses aboutissements les plus extrêmes à la veille de sa mort en 1967. La première leçon qu’il en tire, c’est l’intensité dont il fera l’une de ses qualités premières. John Coltrane a épuisé toutes les logiques de l’harmonie fonctionnelle sur son album « Giant Steps » en 1959 et s’est jeté dans une quête éperdue des ressources de la musique modale animée d’une aspiration fiévreuse à l’absolu et portée par une technicité et une énergie prodigieuses. Liebman mesure ce qui sépare la vie de musicien professionnel de cet engagement total. S’il hésite au seuil de la vie active, il se laisse entraîner par l’exemple de Coltrane et fait la connaissance d’un autre personnage qui le marque également par son intensité, le pianiste Lennie Tristano, chef de file du jazz cool new-yorkais à la fin des années quarante.
De ses élèves, Tristano exige une intériorisation totale des mécanismes de l’improvisation sur grille. Par ailleurs, Liebman suit les cours de Joe Allard entre les mains duquel de nombreux saxophonistes ont confié leur perfectionnement technique. Ces cours sont fondamentalement structurants pour le jeune Liebman qui aborde alors la jeune scène new-yorkaise en pleine turbulence aux confluents du free jazz, du rock et des aspirations de la génération montante. À partir de 1968, profitant de ses premiers salaires comme enseignant, il renonce à toute activité commerciale pour se consacrer entièrement au jazz auquel il aspire. Il emménage dans un loft où il a pour voisins le contrebassiste Dave Holland et le pianiste Chick Corea qui viennent d’intégrer le quintette de Miles Davis. L’immeuble devient un carrefour permanent où l’on passe d’une jam session à l’autre en poussant une porte. L’un des disques les plus radicaux de Coltrane, « Ascension », constitue le modèle d’improvisation totale et collective qui rassemble la coopérative Free Life Communication. C’est là que David Liebman établit un premier cercle de complicité.
Il entre bientôt dans l’orchestre d’Elvin Jones, le batteur historique du quartette de John Coltrane, puis dans celui de Miles Davis. Il s’engage tête baissée dans ces maeltröms électro-funk que le trompettiste dirige alors de manière énigmatique. Le caractère chaotique de la musique ne le satisfait pas totalement, mais il sait que, de Miles, il a tout à apprendre. Lorsqu’il le quitte en 1974, il monte le groupe Loukout Farm qui semble creuser l’énergie rythmique des groupes électriques de Miles. Mais la complicité avec le pianiste du groupe, Richard Beirach, prend une importance croissante. Outre les influences de McCoy Tyner, Bill Evans et Chick Corea, le pianiste entretient des relations intimes avec les musiques des compositeurs des XIXe et XXe siècles. À son contact, David Liebman approfondit sa connaissance de l’harmonie fonctionnelle, de la polytonalité, du chromatisme, des dérivés de la modalité et c’est surtout aux côtés de son ami qu’il construit son œuvre, en duo et au sein du quartette Quest formé en 1981 et dont la rythmique régulière réunira bientôt Ron McClure et Billy Hart.
Au milieu des années 1980, alors que le jazz traverse une période de repli sur des positions esthétiques frileuses ou mercantiles, Quest constitue pour les jazzfans l’un des plus exigeants modèles d’exigence et de créativité. Combinant sa maîtrise de l’improvisation et un mélange de nervosité et de souplesse acquise sur le soprano réputé indomptable auquel il recourt désormais de manière exclusive, son immense virtuosité met en évidence une expressivité d’une intensité inouïe. Sur les compositions originales comme sur les standards, le jeu se fait toujours plus collectif, porté par une interaction d’une immense vivacité, une écoute mutuelle qui incite à une circulation des idées toujours plus fluide. Au fil des années, Quest et le duo évoluent vers une expression toujours plus abstraite, tentés par l’atonal. En 1990, alors que le groupe, usé, est au bord de l’éclatement, il enregistre un album entier d’improvisations athématiques qui sera son ultime chef-d’œuvre, « Of One Mind ».
Parallèlement aux tournées de Quest, David Liebman n’est pas resté inactif. Multipliant les collaborations, notamment en Europe, il consacre une grande énergie à la transmission de son expérience. En 1988, il publie Self-Portrait of a Jazz Artist, Musical Thoughts and Realities puis, en 1993, Une approche chromatique à l’harmonie et à la mélodie de jazz qui fait aujourd’hui référence. La dissolution de Quest en 1991 lui laissera les mains libres pour se consacrer au David Liebman Group. L’esprit plus « fusion » du groupe recueille un moindre succès en Europe où le saxophoniste est invité sur des projets plus ouverts (tel le trio avec le contrebassiste français Jean-Paul Celea et le batteur autrichien Wolfgang Reisinger) ou plus ambitieux (tels les partitions du compositeur hongrois Korné Fekete-Kovács pour le Budapest Jazz Orchestra ou celle de Christophe Dal Sasso pour nonette). Renouant avec le ténor et pratiquant un petit flageolet avec une égale sensibilité, il publiera même deux disques radicaux chez Hat Hut. « Colors » est une série de solos sur une série de douze couleurs. « The Distance Runner » est un concert enregistré en solo sur différents programmes. Sur ce dernier album se trouvent les improvisations athématiques qui ont été soumises à Christophe Dal Sasso, Riccardo del Fra et Timo Hietala : Red, Gray et Yellow repris de l’album « Colors » et The Tree : Roots, Limbs, Branches, selon une métaphore dont David Liebman est coutumier. Les trois compositeurs ont été invités à s’emparer de ces improvisations, chacun à sa manière, et à en tirer des partitions destinées à l’Ensemble intercontemporain qui constitueront pour le saxophoniste de nouveaux prétextes à improviser. Il s’y livrera corps et âme, comme à son habitude, radical mais sans jamais rompre totalement ce lien qui le rattache à l’expressionnisme de Caruso et aux mélodies qui résonnaient chez ses parents.
Franck Bergerot, rédacteur en chef de Jazz Magazine
Christophe Dal Sasso
Ils ne sont pas légion en France parmi les musiciens de jazz à avoir choisi, comme Christophe Dal Sasso, de mettre au premier plan de leurs préoccupations la composition et l’arrangement (terme un peu boiteux par lequel on désigne l’art d’édifier toute une partition d’orchestre à partir d’une simple mélodie). Dans le jazz, en effet, l’instrument est souvent premier et l’écriture vient généralement dans un second temps quand les improvisateurs cherchent à élaborer un matériau propice à stimuler leur imagination. Christophe Dal Sasso fait donc office de relative exception, ayant délaissé la trompette dont il jouait à ses débuts pour se consacrer à la conception de pièces qui l’ont imposé comme l’un des plus remarquables compositeurs à mettre son talent au service du jazz contemporain.
S’il est nourri des classiques du genre, s’il fut bercé par les grands noms des big bands qui ont fait l’histoire, Christophe Dal Sasso revendique une double culture qui doit autant à la tradition du jazz et à ses valeurs fondamentales qu’à une assimilation profonde des modes d’écriture et des principes de composition développés dans la musique classique du XXe siècle. Aussi son écriture sait-elle manier aussi bien le swing que le sérialisme, le blues que l’atonalité, les riffs que les correspondances de timbres. À quarante ans, Christophe Dal Sasso se situe dans la lignée de ceux qui ont ainsi eu l’ambition d’emprunter au meilleur des deux mondes, de Gil Evans à Bob Brookmeyer en passant par Toshiko Akiyoshi ou son propre mentor, Ivan Jullien, grand arrangeur français des années soixante qui lui fit découvrir la musique d’Henri Dutilleux.
Les projets artistiques dans lesquels son nom est apparu ces dernières années sont d’ailleurs à la confluence de plusieurs univers, que l’on songe à sa collaboration à Music from Source, relecture du folklore israélien menée par le saxophoniste David El-Malek, ou surtout à ses différentes associations avec les frères Belmondo, Lionel et Stéphane, camarades d’enfance avec lesquels il s’initia à la musique dans son Var natal et qui sont devenus des compagnons de route : « Hymne au soleil », relecture sous le sceau du jazz de pièces de Lili Boulanger et Maurice Duruflé (2002) qui trouva des prolongements dans « Influence » (2005), double album enregistré avec le saxophoniste afro-américain Yusef Lateef, et enfin « Belmondo/Nascimento », disque dans lequel le grand chanteur brésilien est servi par un orchestre symphonique.
Pour sa part, Christophe Dal Sasso est le signataire de deux albums : le premier à la tête de son Big Band dont l’instrumentation inclut cor, tuba et flûtes (« Ouverture », 2004), et qui fait office de manifeste ; le second, « Exploration » (2006) avec en soliste invité David Liebman sur un répertoire inspiré des théories harmoniques développées par le saxophoniste américain. C’est impressionné par le travail d’écriture mis en œuvre à cette occasion que ce dernier lui a confié, suite à la commande passée par l’Ensemble intercontemporain, la responsabilité d’écrire des variations pour orchestre à partir de certains de ses propres solos. Une nouvelle « exploration » dans le parcours d’un compositeur qui, en toute discrétion, ne cesse de révéler sa valeur.
Vincent Bessières
Rédacteur en chef adjoint de
Jazzman
Riccardo del Fra
Il neigeait sur Rome lorsque Riccardo del Fra est né en février 1956. Il grandit entre un père employé de banque originaire de la campagne, un oncle violoniste qui jamme dans le style new orleans et qui lui fait écouter Frank Sinatra, une mère qui le devine musicien et lui fait chanter le répertoire des chanteurs à voix. C’est elle aussi qui l’initie au cinéma. Beaucoup de tentations à portée de main. Certaines, propres à l’adolescence, prennent la forme d’une guitare qui devient basse électrique puis contrebasse. Il joue sur disques avec les grands contrebassistes de l’histoire du jazz, jusqu’à se fondre dans leur son. Admis dans le circuit des clubs de jazz à Rome, il remet ses connaissances à plat au conservatoire avec acharnement : technique, lecture, théorie. Travaillant pour la radio italienne, il aurait pu basculer dans le monde des fonctionnaires du pupitre. « La basse de la Cité des Femmes de Fellini, c’était moi », dit-il avec fierté. Mais un tout autre destin l’attend, en la personne du trompettiste Chet Baker qui l’adopte et qu’il accompagne neuf années durant dans le monde entier. Une école impitoyable où l’improvisation doit se pratiquer comme une langue maternelle.
À son contact, Riccardo del Fra acquiert un métier et une musicalité qui en font l’un des contrebassistes les plus recherchés à Paris, où il s’est installé. Il devient le contrebassiste attitré de Barney Willen et de Johnny Griffin. Mais des musiques plus ouvertes l’attirent à travers des personnalités comme le trompettiste Kenny Wheeler. Son premier disque, « A Sip of Your Touch », ne comporte que des duos, notamment avec David Liebman. Ancré dans la tradition par son sens du tempo, la profondeur de sa sonorité et l’efficacité fonctionnelle de ses choix de notes, son jeu de basse aspire cependant à l’abstraction harmonique, au chromatisme, à l’égarement rythmique, à l’art du sous-entendu. D’autres univers l’appellent. La musique bretonne, qu’il croise de manière inattendue auprès de la chanteuse Annie Ebrel et qui lui adresse un étrange défi. Les musiques contemporaines, vers lesquelles il pousse ses étudiants du département jazz du CNSMDP [Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse de Paris] où il a succédé à Jean-François Jenny-Clark avant d’en prendre la direction.
Dans les années 1990, les leçons d’écriture de l’arrangeur de jazz Bob Brookmeyer lui ont ouvert des portes par lesquelles il s’engouffre en prenant des cours d’analyse avec Allain Gaussin, autour de Henri Dutilleux. Il interprète la musique de Tôru Takemitsu avec l’ensemble 2e2m sous la direction de Paul Mefano, pénétrant ainsi de l’intérieur un univers dont la fréquentation lui paraît toujours plus nécessaire. Dès 1992, il avait osé Silent Call, partition pour cordes et saxophone destinée à David Liebman mais créée au Théâtre de la Ville par François Jeanneau. Depuis, il n’a pas cessé de composer, notamment ces dernières années pour le réalisateur Lucas Belvaux. Il n’en aborde pas moins la commande de l’Ensemble intercontemporain avec une grande humilité, conscient – mais aussi désireux – de prendre des risques, honnête avec ses compétences autodidactes en écriture, mais fier de son savoir-faire. Le geste du jazz, sa puissance légère, continue de guider sa plume et constitue le matériau même de ces nouvelles partitions, à partir des phrases improvisées par David Liebman.
Franck Bergerot
Timo Hietala
Compositeur polyvalent, Timo Hietala ignore les frontières et mêle aisément styles, cultures et époques. Sa musique est interprétée aussi bien sur la scène qu’à l’écran. Hietala est de plus pianiste, arrangeur et chef d’orchestre.
Né à Lapua, dans la province finlandaise d’Ostrobothnie du Sud, et âgé de 48 ans, Timo Hietala a étudié la musique au conservatoire Pop & Jazz et à l’Académie Sibelius à Helsinki. Son intérêt pour les différentes cultures musicales l’a cependant amené à courir le monde entier : à Londres, où il a appris l’improvisation du jazz ; à Dakar, où il s’est familiarisé avec la polyrythmie et la musique sénégalaise ; à Madras, où il a découvert la culture musicale de l’Inde.
La riche formation de Timo Hietala et son intérêt pour les cultures du monde trouvent une expression dans un travail de composition où il a su allier avec naturel les sons, genres musicaux, traits culturels et esthétiques les plus divers. « Mon objectif », dit-il, « est de créer une musique qui ne serait pas associée directement à quelque style, mais serait plutôt, d’une certaine façon, universelle ».
La production musicale de Timo Hietala compte des œuvres pour orchestre symphonique et de chambre, mais on lui doit également des morceaux pour Big Band et de la musique pour enfants. Ses compositions primées ont été entendues au cinéma, dans des drames radiophoniques, des films de télévision et des documentaires. En 2002, la musique du film Cyclomania lui a valu le Prix Jussi, la plus prestigieuse distinction du cinéma finlandais.
Timo Hietala est un professionnel également très demandé en Finlande pour ses adaptations ; il a travaillé notamment pour l’orchestre de chambre Avanti! et son nom est associé à celui de l’ensemble Salsamania, formation dans laquelle il est à la fois pianiste et chef d’orchestre. Timo Hietala a aussi enseigné la musique, notamment à l’Académie Sibelius.
L’idée qui sous-tend le projet pour l’Ensemble intercontemporain et le saxophoniste Dave Liebman est d’effacer la distinction entre matériau improvisé et matériau composé. L’orchestration utilise notamment une dimension d’improvisation à laquelle une place a été laissée pour l’exécution proprement dite. Loin d’être une œuvre héritée de la tradition classique ou du jazz, il s’agit plutôt d’un dialogue entre soliste et orchestre. Pour Timo Hietala, le rôle qui lui échoit ne saurait être plus clair : « Le compositeur est le conducteur du dialogue, la personne qui étire les moyens de l’improvisation et de la composition dans le temps et -l’espace. »
Païvi Juvonen
Extrait d’Accents n° 37
– janvier-mars 2009
Photo © Luc Hossepied