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Per Nørgård, la musique avec un grand ø

Éclairage Par Pierre-Yves Macé, le 15/09/2008

Per Nørgård
Ce que Sibelius fut en Finlande, Carl Nielsen (1865-1931) le fut au Danemark, imprégnant durablement de son néoclassicisme la production musicale des générations postérieures. D’une façon en apparence proche, l’œuvre du compositeur Per Nørgård (né en 1932) occupe aujourd’hui une position centrale au Danemark, tout en se distinguant par une originalité et un éclectisme qui dépassent largement la sphère nationale.
De fait, impulsée dès les années quarante par une pratique du piano rapidement devenue prétexte à improvisations, la carrière de Nørgård s’apparente à un va-et-vient constant entre attachement à la tradition et soif de nouveauté : fidèle à l’héritage de Nielsen en étudiant avec l’un de ses : plus éminents disciples, Vagn Holmboe (entre 1949 et 1955), Nørgård ressent rapidement la nécessité de suivre à Paris l’enseignement réputé de Nadia Boulanger (1956-1957). Mais l’expérience est décevante : peu à l’aise dans les cercles mondains de la capitale française, le jeune compositeur se maintient à l’écart de la vie musicale, composant alors non sans une certaine nostalgie d’exilé ses partitions les plus fortement ancrées dans la tradition scandinave.
C’est à cette période (1956) que Nørgård, dont la plume ne cessera de s’affiner, écrit un essai remarqué, L’univers de la pensée nordique : texte polémique appelant à se déprendre de l’uniforme propagation mimétique de l’esthétique moderniste (laquelle commençait alors à gagner les pays nordiques). Pourtant, au tournant des années soixante, mu par une volonté de régénérer son écriture, Nørgård se met à l’écoute de l’avant-garde européenne ; il assimile alors la technique sérielle, non tant pour dépouiller sa musique de toute couleur tonale que pour prolonger par la précision du calcul l’un des traits les plus saillants de l’esthétique danoise : le métamorphisme thématique. Ainsi, la technique de la « série infinie », basée sur un processus d’auto-engendrement perpétuel de la série, domine la plupart de ses partitions des années soixante, allant jusqu’à déterminer la structure de pièces entières comme Voyage into the Golden Screen (1968) et la Symphonie N° 2 (1970). Dans les années soixante-dix, à l’instar d’un Boulez pour ses séries généralisées, Nørgård étend la série infinie à l’harmonie et au rythme. Ce sera alors la Symphonie n° 3 (1972-1975), apogée de la « musique hiérarchique » : musique combinant des niveaux d’écriture hétérogènes et les organisant au sein d’une hiérarchie sans cesse renouvelée.
Dans ce jeu de permutations, le souci de la grande construction objective peut dès lors se combiner avec l’incorporation d’éléments en apparence plus anecdotiques : citations ou « objets trouvés », petites chansons populaires ou folkloriques (Concerto pour violon, 1987), chants d’oiseaux (Symphonie N° 4, 1981). Une poétique du « collage » qui traverse l’œuvre du compositeur, jusqu’aux années quatre-vingt au cours desquelles, inspiré par le peintre suisse et figure de l’art brut Adolf Wolfli, Nørgård compose ses œuvres les plus « schizoïdes ».
Mais loin de laisser entendre l’hétérogène comme tel, la musique de Nørgård, inspirée en cela par l’holisme, y insuffle une harmonie essentielle, qui unit le détail le plus concret (microcosme) à la totalité la plus abstraite (macrocosme). Il faudrait nommer mythe cet élément de liaison ; non le mythe comme renvoi nostalgique à un passé lointain ou à la sphère inaccessible du divin, mais comme expression des traits archétypaux qui ne cessent de se manifester aussi bien dans les légendes nordiques immémoriales que dans la réalité la plus quotidienne.
Ainsi se dévoilerait la proximité qu’il y a entre l’architectonique éternelle de la série infinie et le paysage sonore d’un calme après-midi ensoleillé ; ils renvoient de la même façon à cet « univers surréaliste » où prend racine le mystère d’une existence, la nôtre, « miraculeuse » et « cauchemardesque » à la fois, pleine de « grotesque » comme de « poésie ». La récurrence chez le compositeur de la forme de la vague pourrait illustrer ce phénomène : figuration d’une fluctuation infinie de l’existence, depuis les cycles naturels jusqu’aux oscillations du tissu de l’âme, jusqu’aux processus fluctuants se déroulant dans nos corps et nos systèmes nerveux. Par une telle tension vers l’universel, l’œuvre de Nørgård pourrait bien honorer la définition de la musique qui clôt le Traité des Objets musicaux de Pierre Schaeffer : « C’est l’homme, à l’homme décrit, dans le langage des choses ».
Pierre-Yves Macé
Extrait d’Accents n° 36
– septembre-décembre 2008
Photo : Per Nørgård © Helle Rahbæk