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Fausto Romitelli "par les gouffres"

Éclairage Par David Sanson, le 15/04/2008

Romitelli
Apocalypse joyeuse
« Une vaste redistribution de la sensibilité se fait, qui rend tout bizarre, une complexe, continuelle redistribution de la sensibilité… » Ces mots d’Henri Michaux, tirés de Connaissance par les gouffres, Fausto Romitelli les a placés en exergue de la partition de Professor Bad Trip. C’est ainsi le poète tâchant de décrire, de saisir les effets de la mescaline que le compositeur s’est choisi pour guide dans ce triptyque en forme de labyrinthe, titubant avec une rare élégance entre paradis artificiels et abîmes apocalyptiques. Paradoxalement, Fausto Romitelli semble avoir, avec cette longue dérive, atteint une maîtrise, une profondeur et une subtilité (au sens où on l’entend en yoga) qui donnent à ce Bad Trip valeur d’aboutissement – et de point de rupture.
Voilà une musique qui procède bien « par flux et reflux, rafales de vagues de plus en plus denses et de moins en moins stables », comme l’a écrit Jean-Luc Plouvier, de l’Ensemble Ictus (l’un des plus fervents défenseurs de la musique de Romitelli, commanditaire de la « lesson III » de ce Professor Bad Trip – la « lesson I » ayant été créée par Musiques Nouvelles). Succession de développements interrompus, de cheminements extralucides dont le mouvement rapidement se dérègle, où la sensibilité instantanément se redistribue, cette musique épouse les méandres d’une pensée qui semblerait se libérer et puis l’instant d’après se cabre, où les sons donnent le sentiment de se dérober sous les gestes des instrumentistes, à la fois fuyants et frontaux. Dès les premières mesures de l’œuvre, on perçoit ce va-et-vient, cet incessant dérèglement, avec ces cordes dont la stridence surlignée, distordue encore par la guitare électrique, semble parfois au bord de se perdre, glissando, dans les effets d’échos et de réverbération. À partir de motifs mélodiques simples, de longues montées se forment peu à peu, font mine de se désagréger pour, quelques instants plus tard, déboucher sur une hallucinante déflagration – par exemple, cet étourdissant solo de violoncelle amplifié au milieu de la « lesson II », où l’instrumentiste semble se muer en guitar hero – auquel succède une longue rêverie spectrale presque « ambient », frémissante de chuintements, bruissante de tintements. Car ce Bad Trip est également parcouru de longues plages « planantes » (on est bien obligé de l’écrire), oscillant entre contemplation et catalepsie : tel le piano émergeant du chaos, ou bien cette séquence finale du premier volet, où la clarinette basse et les cordes graves tracent de long drones [bourdons] descendants, comme un OVNI que l’on regarderait, derrière une vitre, se poser au ralenti. Avec toujours, à l’arrière-plan, ces « paysages dans le brouillage », ces éléments électriques ou électroniques qui viennent salir et strier la sonorité de l’ensemble – et qui ne font, paradoxalement, qu’accentuer encore la beauté des alliages de timbres (percussions, vents, cordes, on ne sait où donner de l’oreille), leur sidérante puissance harmonique.
On a peine à croire que tout est scrupuleusement écrit, dans cette musique qui emporte tout sur son passage, dans son sillage – à commencer par l’auditeur médusé – dans laquelle les sons se brouillent et avec eux la perception, comme une lave en fusion qui viendrait se cogner aux tympans, tour à tour frémissante, assoupie, bouillonnante. Rien n’est improvisé dans cette œuvre où même les sensations d’à‑coups, les instabilités, ont été magistralement préparées, et où la méditation semble toujours s’imposer d’elle-même, au milieu d’un permanent état d’inquiétude. On se rappelle que Fausto Romitelli aimait insister sur la dimension exploratoire de la composition, qu’il envisageait comme une « pratique visionnaire », « un outil d’enquête du réel »1. De l’hallucination considérée comme un art.
Docteur Fausto
Au départ du parcours foudroyant de Fausto Romitelli, emporté par le cancer en 2004, à l’âge de 41 ans, il y a l’apprentissage du métier, auprès de Franco Donatoni puis à l’Ircam notamment, et le courant de la musique spectrale : tout cela a fait de lui un compositeur précocement reconnu, et extrêmement sensible aux vertus harmoniques du timbre. Mais il y a aussi une intarissable curiosité pour le monde de la musique non « sérieuse » – il préférait dire « non écrite » –, ce rock aventureux qu’il aimait au point de vouloir intégrer à sa musique son énergie, sa puissance sèche et tellurique, cet art du bruit dans lequel il percevait l’écho de la brutalité du monde : « Aujourd’hui, une musique doit être violente et énigmatique, car elle ne peut que refléter la violence de l’aliénation massive et du processus de normalisation qui nous entoure », déclarait-il en 2001 à Éric Denut 2.
À travers plusieurs lumineux écrits, Éric Denut est revenu sur l’importance, la singularité irréductible de ce compositeur qu’il a comparé à Francis Bacon, auquel l’unissait « le destin des indépendants, qui se moquent de l’histoire et ne pensent qu’au présent », mais aussi un même génie à manier « la tension entre l’écrit (le savoir technique du peintre) et son éclatement dans la pure énergie (le geste de la nature) ». L’esthétique de Fausto Romitelli, écrit-il par ailleurs, « fruit d’une écoute singulière, confirme qu’entre Stockhausen et Grisey d’un côté, et Sonic Youth et Aphex Twin de l’autre, le rapport n’est ni de filiation, ni de parallélisme, mais d’origine commune qui pourrait être une sensibilité “corporelle” à la matière sonore ».
En une vingtaine d’œuvres à peine – dont la dernière, An Index Of Metals (2003), est un opéra-vidéo –, Fausto Romitelli a su comme trop peu d’autres combiner cette double influence, l’intégrer de manière presque organique – et à des fins pratiquement politiques – à un langage dénué de toute concession. Le raffinement des textures hérité du spectralisme, la maîtrise de la construction formelle, de la conduite du discours, se conjuguent chez lui avec une volonté de salir, de pervertir tout ce matériau, de le rendre radicalement intelligible. Il y a du Stravinsky dans ces scansions dionysiaques, du Kagel (le début de Professor Bad Trip III, comme sorti d’un cabaret céleste ou infernal) dans cet engagement du geste, du corps – mais on peut y entendre aussi les traces du psychédélisme de Frank Zappa ou de Pink Floyd, du bruitisme hypnotique de Lou Reed ou de Glenn Branca, des chevauchées symphoniques des Montréalais de Godspeed You! Black Emperor ou des expérimentations musicales d’Oval ou Christian Fennesz. Toutefois, il ne s’agit pas tant ici de syncrétisme que d’émulsion réciproque, d’un désir de frotter l’une à l’autre ces différentes dimensions pour obtenir un langage qui, aujourd’hui, surprenne et fasse sens.
Cette volonté farouche de dilater le canevas des formes traditionnelles, de secouer le langage avec une curiosité gourmande mais lucide, joyeuse mais jamais complaisante ni inutilement grinçante, se situe naturellement à mille lieux du « cross-over ». Animée par cette constante tension entre deux mondes, entre deux pôles qu’elle parvient miraculeusement à faire coexister, la musique de Fausto Romitelli est d’un architecte autant que d’un alchimiste. Derrière ces « flux et reflux » savamment orchestrés, on admire l’évidence diabolique avec laquelle le compositeur intègre les éléments « exogènes » (guitare et basse électriques, claviers électroniques) à l’instrumentarium « traditionnel », et la manière dont il fait évoluer celui-ci en lui adjoignant toutes sortes d’effets (filtres électroniques, pédales de distorsion). « L’artificiel, le tordu, le filtré, voilà ce qu’est la nature des hommes d’aujourd’hui », disait encore Romitelli. De la musique considérée comme un paradis artificiel ?
1 – In Danielle Cohen-Levinas, Causeries sur la musique. Entretiens avec des compositeurs, Paris, L’Itinéraire/L’Harmattan, 1999.
2 – In Musiques actuelles, musiques savantes, quelles interactions ?, Paris, L’Harmattan, 2001.
David Sanson
Extrait d’Accents n° 35
– avril-juillet 2008
Photo © Nicolas Havette