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[duo] Sylvie Cohen et Pierre Strauch – Actions éducatives : "profession passeur"

Portrait Par Remy Louis, le 15/04/2008

Cohen-Strauch

Le violoncelliste et compositeur Pierre Strauch est un fervent défenseur des échanges avec le public, de tous âges et de tous horizons. Une passion partagée par Sylvie Cohen, responsable des actions éducatives à l’Ensemble intercontemporain depuis 2002. Ils nous confient leur expérience au quotidien, et ce qui les anime dans cette aventure permanente.
Au sein de l’activité qui fixe la raison d’être de l’Ensemble intercontemporain, quelle place occupent les actions pédagogiques ?
Pierre Strauch : Elles sont vitales dans une perspective de transmission, de lutte contre l’éloignement susceptible de distendre le lien unissant les artistes au public. Aller à sa rencontre, établir avec lui un contact humain direct est une authentique nécessité. La pédagogie figurait d’ailleurs en bonne place dans le texte fondateur de 1976 où Pierre Boulez détaillait les missions de l’Ensemble.
Sylvie Cohen : Le public est profondément demandeur de cette relation humaine, et de la traduction qui en résulte. Bien sûr, les œuvres restent les œuvres. L’échange oral correspond à un autre registre, mais il établit une passerelle.

Ce rôle de « passeur » est d’autant plus nécessaire que la musique jouée est souvent ardue et complexe ?
P.S. : L’exigence de la musique limite certainement la familiarité que le public peut avoir avec elle. Mais le déficit d’information sur le répertoire contemporain engendre aussi des complexes inutiles. Souvent, quelques mots très simples suffisent pour délivrer les auditeurs de leurs scrupules, et les aider à franchir une porte qu’ils se croyaient incapables d’ouvrir.
S.C. : Je pense de mon côté qu’il faut décrisper la relation que le public entretient avec ce répertoire. Les musiciens comprennent très bien que ce public soit de prime abord désorienté, ou décontenancé. Mais quand il perçoit la passion qui les anime, la proximité s’établit très vite. Au-delà des mots, et de la réflexion qu’ils portent, la perception du rapport physique et corporel des musiciens à leur instrument humanise aussi cet échange, et ouvre la voie à une meilleure transmission.
Les musiciens ont-il d’emblée adhéré à ces actions, par exemple en proposant des modes d’intervention ?
P.S. : Notre participation repose depuis toujours sur le volontariat ; mais, au départ, peu de musiciens étaient prêts à assumer un exercice qui exige courage, modestie, et un temps conséquent de préparation. Il nous arrivait de partir en lointaine banlieue visiter une entreprise pour une séance d’une heure au moment du déjeuner… modernes pèlerins portant la bonne parole de la musique contemporaine ! (il sourit). La situation a changé, les nécessités comme les formes d’intervention ont beaucoup évolué. Et chacun de nous comprend spontanément l’intérêt de se mettre ainsi personnellement en jeu.
S.C. : Les actions sont plus « contractualisées », mais la motivation propre des musiciens demeure un ressort fondamental, car je suis convaincue qu’on ne transmet bien que ce qui nous concerne intimement. Mon travail d’organisation des actions pédagogiques consiste aussi à leur laisser carte blanche. Musique et poésie, musique et marionnettes, analyse du rôle de l’électronique, choix d’œuvres à interpréter et commenter… voilà autant de sujets qui m’ont été proposés et que nous avons réalisés.
Peut-on dégager les typologies d’actions pédagogiques dans lesquels ils se coulent ?
S.C. : Elles sont de plusieurs ordres : dans les bibliothèques – où nous rencontrons un public très varié, interventions auprès des enfants dans les collèges, master classes pour des étudiants des conservatoires de région ou d’arrondissement, ou auprès des personnes âgées, dans le cadre du partenariat avec la Maison Ouverte. On rêve toujours de toucher sans exclusive toutes les couches de population, en tissant à cet effet un maillage culturel entre les institutions, le plus serré possible. Grâce au soutien de la Ville de Paris, c’est un objectif que nous voulons atteindre. Cela dit, les démarches varient selon le lieu, le public, et les musiciens eux-mêmes. Car chacun traduit les choses à sa façon, et de grands écarts naissent des différences de leurs personnalités, et de leur rapport intime à la parole. Ceux qui sont rompus à l’enseignement utilisent un langage précis et rigoureux. Certains auront plutôt à cœur de dire et montrer, d’autres auront d’abord le souci de la réceptivité du public. Que ce dernier puisse s’exprimer de façon à s’approprier l’exercice est par ailleurs essentiel. Le langage rend actif.

Pierre, vous qui représentez vos amis musiciens, comment procédez-vous concrètement ?
P.S. : Force est de constater que je recours souvent à une approche historicisante. Ne traçant pas de frontière fondamentale entre le passé et le présent, j’aime mettre les choses en perspective en brossant un tableau historique qui fera comprendre l’évolution du langage musical, saisir quels liens ou relations esthétiques peuvent exister entre hier et aujourd’hui. Peut-être cette attitude est-elle liée au fait que je suis aussi compositeur ?
Mais avez-vous à cœur d’utiliser un vocabulaire spécifique ?
P.S. : Je recherche la clarté, et privilégie l’utilisation de notions simples compréhensibles par tous. Le rythme, l’articulation, le phrasé, l’expression, le lyrisme sont des éléments de base de la « cuisine » musicale, tout aussi importants dans une œuvre écrite la semaine dernière que chez Mozart ou Tchaïkovski. J’accorde aussi une importance centrale à l’idée de geste. La musique est une succession de gestes organisés inscrits dans le son, l’espace et le temps. Ce biais permet de relier facilement l’inspiration d’un compositeur d’hier ou d’avant-hier à celle d’un créateur contemporain. Tout le monde peut comprendre que l’élan d’une partition romantique se retrouve sous une autre forme chez Xenakis, par exemple.
S.C. : Utiliser d’autres éléments d’explications est aussi très positif. Quand Benny Sluchin a présenté la Sequenza V de Luciano Berio pour trombone, composée en hommage au clown Grock, il a aussi montré un film sur cet artiste. Pour autant, il n’a pas mis un nez rouge sur la musique ! Mais ce truchement relie l’abstraction et le monde sensible comme l’esprit et le corps. Et il ouvre en outre une fenêtre sur les mobiles du compositeur. D’où vient son inspiration ? Cette question revient sans cesse.
A quel type de réactions avez-vous été confrontés ?
P.S. : Je dois dire que le public est majoritairement ravi de découvrir un univers qu’il connaît mal ou pas du tout. Quand une personne concède : « Normalement, je n’aime pas cette musique, mais j’ai beaucoup apprécié votre intervention », c’est déjà une victoire. Car, disant cela, elle a dépassé ses réticences initiales.
S.C. : Emmanuelle Ophèle a présenté Maya de Yoshihisa Taïra, qui débute par un grand cri. Le choc est instantané ! Les adultes sont interloqués, les enfants explosent de rire. Ce qui ne signifie rien d’autre qu’une ouverture. Qu’est-ce qui lui prend de crier ainsi dans son instrument ? L’effet de surprise libère la fantaisie, l’audace, la digression. La perception de la respiration des musiciens est aussi un élément très fort, relié de façon tangible à l’événement musical. Autre exemple : quand Alain Billard présente sa clarinette contrebasse, l’effet est là aussi garanti. Et accentué quand il propose aux enfants de soupeser l’instrument. Ce contact physique direct est une donnée essentielle.
Peut-on alors considérer qu’il existe une typologie des réactions comme il y en a une des interventions ?
P.S. : Elles sont très changeantes, parfois surprenantes, et dépendent de multiples facteurs : le lieu, les personnes présentes, leur niveau de culture générale. Toute réaction est bonne à prendre pour entrer dans le vif du sujet, même celles qu’on qualifierait trop vite de « primaires ». « Vous riez ? Laissez-moi vous expliquer pourquoi ». Pour ne pas risquer d’être soi-même désarçonné, il faut rester constamment sur le qui-vive, demeurer absolument généreux et honnête envers le public, et ne pas lui opposer une fin de non-recevoir à la première difficulté.
Les enfants constituent un public particulier… est-ce aussi le plus difficile ?
S.C. : Ils sont en prise directe avec leur sensorialité, d’ou leurs réactions très directes et immédiates. Voilà pourquoi il faudrait commencer l’initiation à la musique contemporaine, aux modes de jeux instrumentaux, beaucoup plus tôt qu’on ne le fait, encore aujourd’hui. C’est un public très curieux et ouvert.
P.S. : Et s’il est parfois ardu de gérer l’aspect « cour de récréation », les enfants offrent une malléabilité extraordinaire, absente chez les adultes, chez qui les notions musicales déjà assimilées peuvent constituer un frein. Les enfants, eux, n’ont pas de préjugés : ils admettent les rêves et les audaces les plus fous des compositeurs, sans juger a priori que ce qu’on leur propose est bien ou mal. Ils sont vraiment prêts à toutes les aventures !
Rémy Louis
Extrait d’Accents n° 35
– avril-juillet 2008
Photo : Sylvie Cohen, Pierre Strauch © Nicolas Havette