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Six pièces op. 6 d’Anton Webern

Éclairage Par Colin Roche, le 15/01/2008

Six pieces


Pour entrer dans le monde si particulier de la musique d’Anton Webern, Accents est allé à la rencontre de la Directrice musicale de l’Ensemble intercontemporain, Susanna Mälkki. La discussion a tourné autour des Six pièces pour orchestre, qui seront interprétées le 29 février prochain par l’Ensemble intercontemporain et l’Orchestre du Conservatoire de Paris. Un entretien à l’image de l’œuvre d’Anton Webern : des phrases courtes et expressives, des silences chargés de sens, et beaucoup d’intensité. Nous avons alors pris la liberté de retranscrire ces propos en reprenant la structure de l’œuvre du maître allemand.
I –
« Ces Six pièces pour orchestre sont véritablement de la poésie musicale. Sans vouloir faire de cliché, c’est une œuvre si dense qu’elle me fait penser à un diamant. Il y a tout ce dont on a besoin dans une pièce, et c’est ce qui est passionnant chez Webern. Ce compositeur représente peut-être la version la plus pure des nouvelles idées de son époque. Il n’a pas poursuivi dans l’hyper-expressionnisme, comme d’autres, il a trouvé sa propre voie. Il était encore très jeune lorsqu’il l’a écrite, et c’est quelque chose de très touchant. À mon sens, il y a beaucoup plus d’émotion et d’expression dans cette pièce que dans certaines œuvres post-romantiques de la fin du XIXe siècle ».
II –
« L’œuvre est construite en six brèves parties ; des haïkus en quelque sorte.Ce qui est fascinant, c’est sa façon d’utiliser l’orchestre. Il y a beaucoup de musiciens, mais ils ne sont utilisés tous ensemble qu’à un ou deux moments. Et lorsque ça arrive, c’est énorme ! La dramaturgie est vraiment maîtrisée.
Tous les mouvements ont un caractère évidemment très différent. Le mouvement le plus fort, c’est peut-être le quatrième avec ces percussions martelées et cet immense crescendo.
La majeure partie de la pièce est très lente ; et malgré ça, il est intéressant de constater à quel point Webern a réussi à garder concentration et énergie. Ce n’est pas une pièce de virtuosité au sens traditionnel du terme, mais l’énergie déployée est extrême. C’est une pièce qui demande beaucoup de tension et de concentration. Par exemple, lorsqu’on ne joue que trois notes, ce ne sont pas seulement trois notes : il y a un univers dans ces trois notes. Je pense que ce n’est pas moins exigeant pour les musiciens s’ils sont vraiment ambitieux. Il faut jouer les notes parfaitement, produire un son, une couleur… et alors seulement la partition prend tout son sens : les musiciens deviennent des calligraphes ».
III –
« Je pense avoir entendu cette pièce pour la première fois à Helsinki il y a plus de dix ans. Je me souviens parfaitement de l’impression qu’elle m’avait laissée alors : j’étais comme hypnotisée, dans l’impossibilité de sortir de l’œuvre ».
IV –
« Ce projet est très bien organisé : les solistes de l’Ensemble intercontemporain se mélangent et préparent l’œuvre avec les jeunes interprètes du Conservatoire de Paris. Leur apport est considérable, particulièrement pour une œuvre comme celle-là qui doit être perçue globalement par les interprètes.
Je pense que la clé de l’œuvre réside dans les couleurs et l’expression. Faut-il pour autant tenter d’expliquer aux interprètes, et aux jeunes en particulier, ce qui est sous-jacent dans l’œuvre ? Je présente l’œuvre, mais je n’entre pas dans les détails. Si l’on veut vraiment sortir la quintessence d’une œuvre comme celle-là, il faut trouver un état d’esprit, afin que tout le monde, qu’il joue ou qu’il ne joue pas, sente qu’il est là, qu’il est impliqué, même dans les moments de silence.
C’est une attitude nécessaire, et ça peut devenir la force d’un grand orchestre ; l’implication dans les moindres détails. Tout cela me fait penser à une autre pièce, qui nécessite ce même type d’état d’esprit : c’est Stele, l’opus 33 de György Kurtág. Dans cette œuvre, il doit y avoir au moins cent musiciens. La pièce est presque intégralement jouée pianissimo, avec des petits soupirs et il y a pourtant une énergie très concentrée.
Ce que nous pouvons apprendre et enseigner à partir de ces Six pièces pour orchestre d’Anton Webern, c’est l’art des détails : chaque petit élément a une grande importance. Il est fondamental que chaque musicienne, chaque musicien ait une conscience aiguë du fait qu’une note courte n’est pas une note courte mais un point de concentration ».
V –
« Il est très important que les jeunes interprètes, mais aussi les auditeurs, comprennent que cette sorte de musique est le résultat d’un processus très long, qu’elle n’aurait pas pu être écrite avant Wagner ; à cette période, tout était emphatique, extrême, les orchestres étaient immenses, les opéras duraient cinq heures, tout était énorme. Finalement, on était arrivé à un moment où étaient véhiculées dans les œuvres trop d’émotions ; et on peut alors se sentir comme suffoqué par cet excès. L’expression d’Anton Webern vient après ça, et c’est très important de le comprendre. C’est en quelque sorte une réaction à cette période ; dans les Six pièces pour orchestre, on n’est pas aveuglés.
Je trouve cette œuvre très intéressante et même fascinante parce qu’elle est à la fois très intelligente et très abstraite. Par cela même, Anton Webern est un des plus grands compositeurs du XXe siècle ».
Vi –
« Dans cette pièce, les interprètes, dont je suis, sont particulièrement exposés, un peu « nus », si je puis dire. Et nous nous exposons au travers d’idées très belles que véhicule cette pièce. Ce qui est fascinant avec la musique, c’est que nous pouvons aller dans une profondeur insondable autrement ; par rapport aux autres arts, la musique a quelque chose en plus, elle touche par essence à la métaphysique. Ce n’est pas nécessaire de vouloir comprendre à tout prix ce qui se cache derrière la musique, mais je pense que c’est aussi pour ça que la musique existe. Elle est l’expression de choses à la fois fondamentales et tout à fait -abstraites ».
Propos recueillis par Colin Roche
Extrait d’Accents n° 34
– janvier-mars 2007
Photo © Nicolas Havette