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Le silence chez Messiaen

Grand Angle Par Michel Chion, le 15/01/2008

GA
2008 sera l’année Messiaen. L’Ensemble intercontemporain participe à l’hommage rendu au grand compositeur français pendant toute sa saison musicale. À Paris, en province, à l’étranger, les musiciens interprèteront nombre de ses chefs-d’œuvre, parmi lesquels Des Canyons aux étoiles ou le Quatuor pour la fin du Temps.
Un portrait de ce créateur exceptionnel s’imposait ; pour sortir des sentiers battus, de sa fascination pour la couleur ou de sa passion pour l’ornithologie, le compositeur, musicologue et essayiste Michel Chion explore pour nous la question du silence chez Messiaen ; un sujet très rarement abordé, et néanmoins fondamental dans son œuvre.

Dans le discours sur la musique contemporaine, le mot silence est un mot « tarte à la crème » : fatalement, on en vient à évoquer les œuvres minimalistes de Morton Feldman, aux sons à peine audibles, ou à citer l’œuvre conceptuelle de John Cage, 4’33”, qui consiste à réunir des musiciens en leur demandant de ne pas jouer, ou de fermer le couvercle du piano le temps du titre. On cite souvent également les formules rebattues : « le silence qui suit la musique de Mozart est encore de Mozart », ou bien « le silence n’est-il pas le plus beau des sons ? ». Bref, le mot, outre sa tonalité « new age » (de nombreux disques de relaxation, vendus dans les grandes surfaces, nous proposent des musiques dites de silence) prête à ces paradoxes faciles par lesquels on veut se rendre  intéressant.
Pourtant, ce mot-cliché devient pertinent quand on écoute l’œuvre d’Olivier Messiaen, notamment la grande suite orchestrale Des Canyons aux étoiles : dès le début, un bref solo de cor, puis une sorte de « jingle » orchestral scintillant et impératif, puis de minces effets orchestraux, et peu après un effet volontairement anecdotique de vent réalisé par un instrument de théâtre nous donnent en très peu de temps, sous des formes multiples, une impression de silence. Silence que l’on entend aussi dans le mouvement entièrement écrit pour le cor solo, Appel interstellaire, au début de la deuxième partie de l’œuvre, un mouvement à propos duquel le compositeur précise : « Les appels (du cor) tombent dans le silence… Dans le silence, il y a peut-être une réponse qui est l’adoration ». Ce n’est pas la première fois que Messiaen fait intervenir dans une œuvre instrumentale un solo d’instrument à vent : il faut citer aussi la pièce intitulée Abîme des oiseaux, qui figure dans le Quatuor pour la fin du Temps, et qui est constituée d’un solo de clarinette célèbre. Difficile de ne pas penser à certains passages d’un compositeur pour lequel Messiaen avait beaucoup d’admiration, Berlioz – notamment le début de la Scène aux champs de la Symphonie Fantastique –, quand, après les tutti symphoniques brillants d’une évocation de bal, le cor anglais puis le hautbois énoncent des notes isolées, et la fin du même mouvement quand des timbales leur répondent en imitant un tonnerre lointain.
Qu’a de particulier à son époque ce solo pastoral qui débute le troisième mouvement de la Fantastique ? Qu’il souligne le silence du reste de l’orchestre, il s’inscrit sur le fond de ce silence. C’est peut-être en cela qu’il est révolutionnaire. On peut estimer que ce « silence de l’orchestre » n’a pris sa pleine valeur qu’au début du XIXe siècle, une fois que l’orchestre a atteint une certaine taille ; et d’autre part, à un moment où la musique de concert a incorporé les valeurs dramatiques de l’opéra. Il me paraît indiscutable en effet que la Symphonie Fantastique est un opéra sans chant ni parole : d’ailleurs, le titre du mouvement dont il s’agit parle bien d’une « Scène ». Des années plus tard, Wagner amplifiera et prolongera cet effet du « silence de la masse orchestrale » avec le solo de cor anglais du troisième acte de Tristan et Isolde. Quant à Anton Bruckner, on sait le poids expressif que peut y prendre, dans ses symphonies, le silence orchestral autour de certains solos instrumentaux.
Lorsque Liszt, de son côté, développe après d’autres l’aspect symphonique du piano, inventant des traits et des techniques qui font encore mieux sonner globalement son instrument (sa pratique de la transcription, entre autres sur la Symphonie Fantastique, y est pour quelque chose), il crée en même temps, corrélativement, une certaine
utilisation du silence de l’instrument, notamment dans des pièces pianistiques comme les Jeux d’eau à la Villa d’Este (dans les Années de Pélerinage), les Harmonies poétiques et religieuses, le Saint François d’Assise parlant aux oiseaux : il y propose en effet des thèmes égrenés à nu (sans accompagnement) dans le milieu du clavier, thèmes qui parfois font référence au plain-chant et au grégorien, et on entend le reste du piano se taire autour de cette voix médiane.
Le même effet de création d’un nouveau silence, permis par le caractère additif des moyens, des procédés, se rencontre plus récemment dans le son cinématographique : plus le son cinématographique est riche en pistes, en effets dynamiques, en capacité à remplir la salle de sons multiples et riches, plus un bruit isolé, une voix frêle, un instrument solo, tendent à y résonner comme traduisant le silence des haut-parleurs, et au-delà, un silence métaphysique du monde : les derniers films de Kieslowski (en particulier, Trois couleurs Bleu), mais aussi de Sokourov (Mère et fils), de Kurosawa (Rêves), sont très expressifs sur ce plan.
Mais déjà dans les concertos de Mozart, que Messiaen a souvent analysés et qu’il admirait, la forme concertante devient un moyen de faire résonner le piano dans le silence de l’orchestre, l’orchestre dans le silence du piano.
Il faut évidemment distinguer Messiaen de la musique romantique. L’orchestre de Des Canyons aux étoiles n’est pas énorme, bien moins massif que celui de Tristan, et surtout, il n’y a pas beaucoup d’instruments à cordes pour « lier » la matière sonore, mais avec ses percussions abondantes, il a le moyen de faire du bruit ; c’est par rapport à ce potentiel sonore que le solo initial de cor résonne sur un fond de silence et d’attention. La masse instrumentale est traitée comme celle d’une montagne qui se tait.
Messiaen a souvent décrit l’impression que lui ont fait les montagnes du Dauphiné, notamment le sommet de la Meije, montagne, dit-il, « moins célèbre que le Mont-Blanc, mais certainement plus terrible, plus pure, plus séparée ».1 Cette impression, il dit l’avoir retrouvée, amplifiée, dans les espaces américains, sur les sites de Bryce Canyon, de Zion Park, etc…, lorsqu’il les a visités au début des années 70 : de telles masses géologiques émettent, par le contraste entre leur énormité et leur silence, ce qu’on peut appeler du « bruit négatif » : elles sont porteuses d’un son.
« Ecrire : la montagne se tait, – et c’est cela le propre sonore de la montagne – c’est employer un sujet et un verbe ; c’est évoquer une action. Ce silence n’est donc pas un concept négatif ou neutre – ou plutôt il désignerait une intensité négative, comme lorsqu’on parle de moins quinze degrés centigrades. Peut-on dire de même : un silence de moins cent décibels ? Un grand silence serait alors comme un grand froid : ça se mesure, ça a des degrés et ça se vit »  2.
Nous avons sur plusieurs plans une impression de silence :
Le silence entre les mouvements, et entre les phrases musicales. On sait que c’est un point crucial pour la musique instrumentale, dans laquelle l’interruption du flux musical met à nu à la fois le silence et le son de la salle. D’autre part la forme « suite », en mouvements, expose à le faire entendre. Chez d’autres auteurs, la notion de mouvement tend à être dépassée. Bien des œuvres importantes de la musique contemporaine sont en un seul bloc, quitte à être courtes. Messiaen n’hésite pas, au contraire, à multiplier les mouvements, il y en a facilement cinq, six, sept, plus encore (huit pour le Quatuor pour la fin du Temps, dix pour la Turangalîla Symphonie douze dans Des Canyons aux étoiles), et à l’intérieur de ces mouvements, des repos, des silences…. Mais aussi le silence évoqué par le compositeur est dû au choix fréquent qu’il fait de certains instruments et à sa façon d’écrire pour eux : la note de piano, la percussion-résonance, sont par définition des sons « en route vers le silence », chez Messiaen, et souvent il laisse à la note le temps de se vider.
La façon dont Messiaen « emploie » le piano et l’incorpore – ou plutôt ne l’incorpore pas — à l’orchestre avec lequel – ou plutôt en présence duquel – il le fait jouer, n’est pas sans effet non plus sur cette atmosphère silencieuse que dégagent beaucoup de ses œuvres orchestrales : le compositeur ne tresse pas ensemble le piano et ce qui serait une « masse orchestrale » (il n’y a d’ailleurs pas vraiment de masse d’orchestre, chez lui, plutôt des timbres, des pupitres très différenciés). Les timbres, c’est très curieux à dire, ne se fondent pas chez ce compositeur, il subsiste entre eux un vide, un gouffre. Même chose lorsque pour un moment entier le piano prend la parole, et que l’orchestre patiente et se tait. La prise de parole d’un pupitre instrumental, d’un personnage sonore (un chant d’oiseau par exemple), se fait très souvent sur le fond d’un silence des autres instruments, des autres pupitres.
C’est bien entendu une facilité que de dire de Messiaen – qui a longtemps tenu l’orgue liturgique à l’église de la Trinité, à Paris, durant les offices – qu’il « orchestre » comme un organiste qu’il est – mais il arrive que les facilités soient justes, c’est comme pour Bruckner, ou César Franck. Or, l’orgue est un instrument très singulier, puisqu’il nous propose un contraste impressionnant, savoureux, entre la majesté de son architecture, et le caractère parfois très circonscrit, ponctuel, des sons qui en sortent.
Silence aussi par une sorte de déconnection entre les constituants du langage musical. La plupart des œuvres de Messiaen ont l’aspect – qu’on me pardonne, ce mot, qui n’est en rien négatif à l’égard d’un compositeur que je place très haut – d’un squelette. Nous avons l’impression d’y entendre à nu la charpente musicale, sans tissu autour. L’harmonie est bien audible, chaque accord est posé autour de la note, sans déborder ; la mélodie est elle-même bien isolée ; le rythme bien affirmé, les « phrases » sont séparées les unes des autres, comme dans un poème en vers libres qui souligne le blanc de la page. Il nous semble entendre à nu des éléments que d’habitude on enfouit et on relie. Même dans le vacarme, ça ne sonne pas « plein ». Une éclatante lumière accentue les contours des notes, et le silence apparaît comme le vide qui souligne cette netteté, cette clarté.
On appelle en anatomie « tissu conjonctif » le « tissu qui occupe les intervalles entre les organes ou entre les différents éléments d’un même organe ». Le principe d’un tissu conjonctif, à la fois musical (puisqu’il obéit aux degrés de la gamme et aux règles harmoniques et contrapuntiques) et non musical (puisqu’il ne se présente pas comme discours musical proprement dit, mais comme -remplissage, « bourre ») tient, on le sait, une place énorme dans certains styles : chez Mozart, par exemple ce sont ces ostinati, ces gammes, ces arpèges, ces ponts modulants, qui relient entre eux les différents éléments thématiques de la forme-sonate, et qui certes avaient autrefois un caractère, qu’elles ont perdu en raison de la course à la difficulté technique, de feu d’artifice digital, de démonstration de virtuosité. La technique dite du développement, dans la section médiane de la forme-sonate, consiste parfois, curieusement et paradoxalement, à créer du tissu conjonctif. Or, notre impression dans de nombreuses œuvres orchestrales de Messiaen, est qu’il y a peu ou pas du tout de tissu conjonctif : nous n’entendons que ce qui possède une substance musicale ou sonore essentielle, rien ne semble servir à relier, tout semble être là pour être dit, proféré, affirmé.
Tout le monde connaît, gràce notamment au cinéma (on l’entend dans le film de Terrence Malick, La Ligne rouge), -l’œuvre orchestrale de Charles Ives The Unanswered Question, dans laquelle une trompette solo énonce des figures perdues dans l’espace. On pourrait intituler une partie de l’œuvre de Messiaen The Unquestioned answer : les phrases musicales qui se succèdent ne sont qu’affirmation, n’intègrent aucunement l’idée d’une question, d’un dialogue (contrairement à tant de musiques qui sont des dramatisations, des personnalisations de l’écho, et notamment bien sûr le jeu de réponses hautbois/cor anglais chez Berlioz, que je citais plus haut). On a souvent noté que le système mélodique et harmonique de Messiaen, qu’il expose dans son ouvrage Technique de mon langage musical, est contemplatif et statique : il ignore volontairement la notion de tension/détente, aucun accord, aucune ligne mélodique ne se présente comme une question, une attente, que viendraient combler l’accord suivant, ou la mélodie suivante. Il n’y a apparemment ni question ni réponse.
Cette affirmation permanente de phrases musicales et de chants d’oiseaux sur fond de vide, de silence du cosmos, ne va pas sans créer une angoisse spécifique : qui parle ? Qui répond ou plutôt qui ne répond pas ? Est-ce Dieu ? Dieu est-il Celui qui parle ou Celui qui ne répond pas ? C’est ici que nous ne pouvons ignorer la dimension religieuse – le compositeur disait « théologique » – de la musique de Messiaen.
Pour un Chrétien, le Livre sacré se divise en deux épisodes, ce qu’il appelle l’Ancien Testament, et ce qu’il appelle le Nouveau (ce sont, comme on sait, l’un et l’autre des compilations de textes différents en date, en nature, et en origine : ils sont en hébreu pour le supposé Ancien Testament, en grec pour le Nouveau). Dans l’Ancien, l’Éternel fait entendre de nombreuses fois sa voix à différents hommes, dont le couple Adam et Ève, Caïn, Moïse, etc. Dans le second, en mettant à part une voix sortant des nuées lors du baptême du Christ 3, pour légitimer celui-ci, le Père ne parle plus. Le Christ, quant à lui, se réclame de Lui constamment, mais quand il L’appelle (notamment lors de la veillée au Mont des Oliviers, et lorsqu’il pousse sur la croix le grand cri tiré du Psaume 22 de David : « Eli, Eli, lamma sabacthani », « Mon Dieu, pourquoi m’as tu abandonné ») il n’y a pas de réponse. Dans les Évangiles, Dieu est muet, ou en tout cas, des trois personnes que définira plus tard la théologie chrétienne, l’Éternel qui devient le Père ne s’exprime plus. Un Chrétien bien-sûr peut éprouver comme quelque chose de saint et de divin ce silence du Père qui, après avoir parlé directement dans l’Ancienne Alliance, se tait dans la Nouvelle, car c’est ce silence qui à ses yeux permet une nouvelle forme de prière. Mais on peut aussi trouver ce silence terrible ou impressionnant, comme l’ont fait des poètes romantiques, notamment Alfred de Vigny, dans son beau Mont des Oliviers, lorsque celui-ci évoque, en réponse aux paroles du Fils, le « silence éternel de la Divinité » 4.
Nous sommes habitués à voir la foi de Messiaen comme une foi de charbonnier, un bain de félicité. Je relève pourtant souvent dans ses commentaires le mot « crainte », l’emploi de l’adjectif « terrible », et l’allusion fréquente au Livre de l’Apocalypse (notamment à propos du Quatuor pour la fin du Temps), qui n’est pas spécialement un texte pacifique. Oui, il y a de la peur, et le silence peut être terrifiant chez Messiaen, en référence à ce moment étonnant de l’Apocalypse de Jean qui avait tant frappé Bergman, et où, lorsqu’un Ange ouvre le Septième Sceau, il se produit un silence (sigè, dans le texte grec), d’une demi-heure. La précision mystérieuse donnée à un événement cosmique où la vie est suspendue (la moitié d’une heure, ni plus ni moins) est troublante : que de choses peut-on mettre dans cet espace de temps d’avant la « fin du temps » ! Il semble parfois que la musique de Messiaen s’exprime dans cet espace.
Il n’y a de silence que de quelque chose : le silence d’une voix, le silence d’une personne, le silence d’un bruit, le silence d’un son, d’une musique. Mentionnons une autre dimension : le silence qui s’écrit. Grâce notamment à Mallarmé et à son « vierge papier que sa blancheur défend », le rôle symbolique important de la « page blanche » est connu. Messiaen travaille avec le papier à musique. On sait que la notation occidentale écrit le silence, sa durée en tout cas, et permet de semer sur des lignes parallèles de petits symboles qui sont là, veillent, ce qu’on voit encore mieux sur le matériel d’orchestre, sur les parties séparées des instruments. On pourrait distinguer alors les compositeurs qui font entendre ces silences-là (Messiaen en serait), et les autres pour qui la musique doit naître d’une continuité sonore dynamique presque continuellement audible. Décidément, le mot silence revêt bien des sens distincts dans la musique.
Michel Chion
Extrait d’Accents n° 34 – janvier-mars 2007

Photo © Nicolas Havette


1- Cité in Olivier Messiaen par Harry Halbreicht, p. 70.
2- Michel Chion, Le Promeneur écoutant.
3- L’Évangile selon Matthieu écrit d’ailleurs : « une voix, la voix de quelqu’un », sans préciser qui parle.
4- Le thème du silence de Dieu est très important dans la littérature romantique, notamment allemande (Jean‑Paul Richter), et française.