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[solo] Jean Radel : "Veni, vedi, régie"

Portrait Par Remy Louis, le 15/09/2007

Radel

Quels cursus spécifiques préparent à la fonction de régisseur ?
Des écoles réputées, comme Sèvres et Saint-Quay-Portrieux, proposent des formations complètes. Mais mon parcours est différent : avant d’entrer à l’Ensemble, il y a vingt-trois ans, j’étais imprimeur sérigraphe. Auparavant, j’avais été mécanicien automobile, animateur de centre aéré, coursier… bref, des expériences très diverses. Trois ans de contrebasse au conservatoire, la participation à des groupes de rock ou de musique traditionnelle, représentaient tout mon bagage musical. J’avais vaguement entendu parler de Boulez, Xenakis et Stockhausen, pas plus ! Le courant étant bien passé avec le régisseur général, j’ai été engagé comme régisseur plateau – seul à l’époque, alors qu’ils sont trois aujourd’hui, mais les productions étaient plus légères, et les concerts moins nombreux. J’entrais ainsi dans un univers totalement neuf. Je suis resté à ce poste pendant treize ans, avant d’être nommé régisseur général, passant ainsi d’un poste de terrain, très « physique », à un autre bien plus administratif.
La spécificité de l’Ensemble intercontemporain induit-elle un profil de fonction différent de celui d’un orchestre symphonique ?
Oui, à cause de sa taille plus réduite. Le principal particularisme est le volume des percussions utilisées. Elles occupent une part importante du travail de régie, d’autant que ce que nous offrons s’apparente souvent plus à une quincaillerie qu’à un magasin d’instruments de musique ! En dernière analyse, le but ultime de toute régie est de faire en sorte que les musiciens disposent des bons outils au bon moment ! Par chance, la plupart des compositeurs que nous jouons sont vivants. Nous pouvons donc discuter ensemble du choix des instruments, d’une spatialisation acoustique éventuelle… À nous ensuite, en fonction de leurs souhaits, de régler les incohérences ou les difficultés apparentes.
Des œuvres comme Répons de Boulez, Carré de Stockhausen, au Prometeo de Nono, engendrent peut-être des enjeux particuliers ?
Chaque concert est spécifique, et s’il est vrai que des pièces comme Répons ou Carré nécessitent des moyens très particuliers, le rôle de la régie est de rendre ces enjeux invisibles aux yeux de tous. Avec son podium central et ses six solistes en périphérie, Répons, par exemple, est certes une œuvre délicate à monter ; mais nous l’avons donnée aussi bien à Carnegie Hall, qui ne s’y prêtait guère, que dans des gymnases, des usines désaffectées, et bien d’autres endroits insolites et complètement inadaptés à la production musicale. Une organisation et une logistique bien particulières, qui correspondent aussi à une perception autre de la musique.
Combien êtes-vous pour mener à bien ce travail délicat ?
J’encadre une équipe de cinq personnes : trois régisseurs plateaux, un bibliothécaire et une assistante régie/bibliothèque. Nous faisons également appel à beaucoup d’intermittents, pour les séries les plus lourdes et pour épauler notre équipe de régie qui a très souvent de nombreuses manipulations à faire.
Quelles qualités primordiales exige la fonction ? Sens de l’organisation, synthèse, mémoire, par exemple ? Vous devez articuler des secteurs différents…
Le sens de l’organisation et la synthèse, à coup sûr ; le sens du contact, également ; le calme surtout, car il y a des moments où il faut faire preuve d’une grande sérénité ! Une panne de bus en Espagne, un musicien qui perd son billet d’avion juste avant d’embarquer, un autre qui tombe et casse son instrument en plein concert – c’est arrivé récemment à Alain Damiens à Monaco… La mémoire, aujourd’hui, est à la charge de l’ordinateur. Au-delà des musiciens, le régisseur général dialogue avec le personnel administratif de l’Ensemble et tous les partenaires extérieurs.
Justement : les méthodes de vos partenaires, les mentalités, l’environnement bien sûr, divergent parfois ?
C’est bien là une des grandes difficultés de ce métier. Harmoniser tous ces environnements, faire collaborer tous les acteurs qui gravitent autour d’une production. Un jeu délicat mais passionnant. La rapidité de décision et la communication sont ses cartes indispensables. Internet est aujourd’hui l’outil de gestion primordial : une fois sollicités par un organisateur, nous prenons contact avec lui. Si la salle nous est connue, si le répertoire est classique, il y a peu à craindre. Dans le cas contraire, on demande un plan, pour vérifier si les pièces souhaitées entrent dans la salle. En concertation avec Hervé Boutry, administrateur général, et Marie Linden, coordinatrice artistique, nous fixons ensuite le planning de travail et le planning technique – avant d’affiner le budget qui sera soumis au commanditaire. Contrainte supplémentaire, nous livrons les plannings six mois à l’avance, afin que les musiciens puissent en prendre connaissance car ils enseignent, jouent dans d’autres formations, participent à des masterclasses. Imaginez le poids de ces six mois pour une œuvre, lorsqu’il s’agit d’une création à venir, dont on ne connaît pas encore une seule note !
Finalement, la régie exige un professionnalisme tout aussi affûté que celui des musiciens…
Exact ! Tout doit être tiré au cordeau. Nous sommes dans un train lancé à pleine vitesse, avec des actions à mener, des problèmes à résoudre, mais, avec l’expérience, tout se succède avec fluidité. Chacun à son niveau – musiciens, régie, administration –, nous restons au service les uns des autres, et la force de l’équipe administrative est de réagir toujours avec vivacité en cas d’urgence.
Qu’en est-il du facteur humain ? Moins nombreux, les musiciens ont aussi de fortes personnalités. Est-ce facile de gérer les éventuelles frictions ?
Elles sont inévitables, comme dans tout groupe. Mais le nombre limité des musiciens permet de les minimiser. On se parle franchement, car les rapports sont moins hiérarchiques et plus directs que dans un orchestre symphonique. Et s’il y a quelques «coups de gueule», toujours salvateurs, le dialogue finit toujours par apporter les solutions. La complexité des œuvres influe énormément sur le comportement des musiciens, et sur la façon dont ils ressentent les situations. Ils sont confrontés au trac, à la pression et à la fatigue, et sont très sensibles à leur environnement. Une tournée assez bous-culée, au planning serré, avec des pro-grammes difficiles, les rend très exigeants sur le confort matériel : voyage, logement, horaires des répétitions… Quand les programmes sont plus simples, et les destinations exotiques – comme notre prochaine tournée au Mexique, prévue pour novembre 2007 – ils sont plus accommodants et plus sereins, donc moi aussi par conséquent.
Devez-vous jouer auprès d’eux un rôle d’assistant social, de « bureau des pleurs » ?
Oui, parfois (il sourit). Avant même d’être des musiciens, ce sont des femmes et des hommes, confrontés comme tout un chacun aux problèmes de la vie courante. Il faut parfois régler des tensions entre musiciens au sein d’un pupitre. Ils ont une musique difficile à jouer, mais ils ont aussi des ego assez développés ! Mon rôle est aussi de les rassurer, de faire en sorte qu’ils se sentent bien.
Question perfide : qui sont les plus cabochards, si j’ose dire ?
Très caricaturalement…, je dirais que les cordes sont toujours très sérieux ; les bois sont plus «cabotins» ; et les cuivres, extravertis et bons vivants, sont les premiers à se manifester si quelque chose cloche. Les percussions participent à la discussion, mais ce ne sont pas eux qui parleront en premier. Quant aux pianistes, ils sont assez lunaires, un peu à l’écart, habitués sans doute par l’enseignement reçu à jouer seuls. Leur mentalité, leur façon de travailler, sont vraiment différentes des autres. Mais chez nous, il y a quand même beaucoup d’exceptions qui bousculent ce schéma.
Vous travaillez avec eux, et je crois que vous les photographiez, aussi ?
C’est vrai ! Ma proximité me place dans une position privilégiée : je peux me glisser sur le plateau en pleine répétition, saisir des moments ou des tranches de vie, sans occasionner de méfiance de leur part. J’essaye de retracer par l’image les ambiances des répétitions, des concerts et des tournées, de faire des portraits sensibles et silencieux de ces musiciens et de transmettre ma vision de ce monde sonore, mouvementé et créatif sur mon blog, qui figure en lien sur le site de l’Ensemble. Jusque-là, leurs réactions ont été très encourageantes. À terme, j’aimerais organiser une exposition liant musique et image, à mi-chemin entre happening et installation, dans un lieu original, une exposition à laquelle les musiciens participeraient, bien sûr ! Mais bon, c’est une autre histoire…
Propos recueillis par Rémy Louis
Extrait d’Accents n° 33
– septembre-décembre 2007
Photo : Jean Radel © Aymeric Warmé-Janville
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