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Musica Mexicana

Grand Angle Par Miriam Lopes, le 15/09/2007

GA


L’Ensemble intercontemporain est en tournée au Mexique, du 15 au 25 novembre, avec quatre concerts associant des compositeurs mexicains (Mario Lavista, Alejandro Romero, Javier Alvarez, Alejandro Gómez Villagómez) et des compositeurs européens tels que Tristan Murail, Bruno Mantovani, Ivan Fedele, Yan Maresz ou György Ligeti. Deux journées d’ateliers, en collaboration avec l’université de Monterrey, seront aussi l’occasion pour les musiciens de l’Ensemble d’aller à la rencontre des jeunes compositeurs mexicains.
Afin de mieux situer la riche histoire musicale de ce pays, Miriam Lopes nous livre ici l’essentiel d’un important ouvrage sur l’histoire musicale du Mexique au XXe siècle, écrit il y a quelques années par Yolanda Moreno Rivas.


Quelle musique composer dans le Mexique du XXe siècle ? Cette question, qui amène celle d’une spécificité de la musique mexicaine, est inscrite au plus profond de la démarche des compositeurs de la première moitié du siècle. Avec l’accès à l’indé-pendance en 1821, la recherche d’une identité nationale était déjà devenue un enjeu majeur. Dans sa dimension interne, il s’agissait de forger une supra-identité réunissant toutes les composantes d’une réalité sociale et culturelle multiple.
L’histoire coloniale a doté le Mexique d’un cadre mental européen que l’indépendance ne dément pas, et avec lequel les cultures autochtones, décimées, ne trouvent que difficile
ment un mode de conciliation. Dans sa dimension externe, la recherche identitaire revêt le caractère d’une affirmation de soi face au monde. Assigné historiquement à une place périphérique dans la création occidentale, le Mexique indépendant cherche ses marques au sein d’une modernité qui, de plus en plus, se veut internationale.
Sur le plan musical, l’entreprise identitaire, démesurée, occupera l’esprit de générations entières de compositeurs jusqu’au milieu du siècle. Elle ne sera définitivement abandonnée que par les acteurs de la nouvelle modernité qui pourront, eux, entrer de plain-pied dans un univers musical contemporain caractérisé par la pluralité.
Les nationalismes mexicains
Dans l’histoire musicale du Mexique, le nationalisme est souvent assimilé à un refus de la modernité et des idées venues de l’extérieur. Ceci est dû pour beaucoup au fait que le courant musical dominant dans les cinquante premières années du siècle s’attache à reprendre un patrimoine musical autochtone dans un cadre tonal jamais mis en question. Cependant, la recherche d’une identité nationale n’est pas synonyme de paralysie ou de repli sur des valeurs traditionnelles immuables, comme l’atteste l’immense variété des solutions personnelles apportées par les acteurs de la « mexicanité ».
Au début du XXe siècle, les représentants du nationalisme mexicain, encore très attachés au langage romantique, s’inspirent des nationalismes européens du siècle précédent. Certains aspirent à un mode d’expression plus en accord avec leur temps et le trouvent, comme Manuel M. Ponce (1882-1948) ou José Rolón (1883-1945), dans la posture néoclassique de leurs professeurs Paul Dukas et Nadia Boulanger. Dans sa quête d’une « âme nationale », Ponce dépasse le simple pittoresque pour inscrire l’élément autochtone au plus profond de sa démarche de compositeur. Son ambition est de parvenir à un classicisme mexicain. Rolón apporte une solution plus spécifiquement idiomatique, une « stylisation authentique du folklore » . Sa résolution de garder toujours un matériau autochtone est parfois difficile à concilier avec les grandes formes symphoniques dont il est familier. Candelario Huízar (1888-1971) place la narration romantique propre au genre symphonique du XIXe siècle au service d’un indigénisme mystique et historique, substituant au schéma dialectique traditionnel une description ethnique impressionniste.
La production musicale qui a suivi la révolution de 1917 a souvent été réduite à un nationalisme populiste. Mais si le pouvoir révolutionnaire a rapidement détourné les expériences indigénistes des compositeurs à son profit, il ne faut pas oublier que la révolution provoqua une véritable explosion créatrice qui s’inscrivait dans un contexte de grand renouveau dans tous les secteurs – social, économique et culturel – et scellait la rupture avec une pensée conventionnelle et la culture du passé.
Ainsi, Silvestre Revueltas (1898-1940) « est le premier compositeur mexicain dont l’œuvre s’est dégagée aussi bien de la nécessité d’un message sublime que de l’usage des formes traditionnelles comme la sonate ». En manipulant le matériau thématique qu’il puise dans le folklore mais ne cite jamais littéralement, il pointe la direction d’une forme ouverte, libérée des contraintes de la tonalité. Violence et irrégularité rythmiques, élégance harmonique, flexibilité formelle et expérimentation d’ensembles orchestraux peu orthodoxes, son œuvre fulgurante, de 1930 à 1940, démontre une conception moderne autre, qui garde l’élément populaire comme le plus inventif et finement ironique.
Carlos Chávez (1899-1978) participe pleinement, lui aussi, de ce mouvement libérateur et se nourrit, dans les années 1920, des multiples avant-gardes qui relient le Mexique à New York et à l’Europe. Proche des artistes du cercle des « Contemporains », il partage avec Carlos Pellicer, José Gorostiza et Agustín Lazo l’enthousiasme pour un art mexicain dont la validité ne peut être confé-rée que par son universalité. Le nationalisme engagé constitue, certes, un long épisode de la création du compositeur, mais il est loin d’en être l’essence. Pénétré du rôle social de l’art, Chávez recherche alors une musique simple, accessible aux masses, qui se traduit par l’usage de mélodies modales ou pentatoniques, de mouvements parallèles des voix et de polyrythmies, et par l’emploi signalétique de percussions ou d’instruments indigènes. Très vite, cette facette de Chávez devient la musique officielle des régimes révolutionnaires et se trouve prise dans l’étau d’une idéologie marxiste et populiste.
L’œuvre de Chávez revêt toute l’ambiguïté d’être simultanément mexicaine et cosmopolite, indigène et européenne, américaine et universelle. Animé par une curiosité vive et un élan moderniste, adepte d’un néoclassicisme très personnel, dont les formes servent à cadrer un contenu et des ressources modernes, le compositeur invente, au début des années 1930, une technique appelée à jouer un rôle essentiel dans sa production, qu’il baptise « non répétition ». Elle consiste en un flux continu de nouvelles idées musicales qui exige une participation de l’auditeur dans la perception de la forme en mouvement.
La nouvelle génération, qui commence son activité dans les années 1940, est celle de la consolidation du nationalisme. Se retrouvant dans la pensée et les propositions de leurs aînés, les jeunes compositeurs poursuivent l’œuvre nationaliste en réalisant une musique résolument optimiste, en phase avec la modernisation et la stabilisation des gouvernements révolutionnaires. De cette École mexicaine de composition, dont Chávez est le principal instigateur, ressort le « groupe des quatre » constitué de Blas Galinda, Daniel Ayala, José Pablo Moncayo et Salvador Contreras. Aucun projet commun ne les réunit véritablement, mais ils partagent une même attitude et une formation musicale commune. À la fin des années 1950, l’art nationaliste connaît un dernier sursaut : la réunion de plusieurs arts, dans les spectacles de danse moderne de la toute nouvelle Academia de la Danza, en réalise une formidable synthèse. Moncayo cependant meurt en 1958 sans laisser de disciples ; le long épisode de l’École mexicaine de composition se clôt.
En marge de ce mouvement, la person-nalité de Julián Carrillo (1875-1965) rompt avec toute forme de tradition. Son intense recherche spéculative sur la microtonalité le mène à la création d’un univers sonore inouï, qui ne trouvera sa pleine réalisation que grâce à l’outil électro-acoustique.
La nouvelle modernité
Dans les années 1950, la Révolution est consolidée et le nationalisme à bout de souffle : le Mexique peut enfin cesser de se chercher. Le compositeur espagnol Rodolfo Halffter (1900-1987), installé au Mexique depuis 1939, amorce la transition vers une nouvelle modernité, en introduisant le dodécaphonisme auprès de la génération montante. Mais il faut attendre que Chávez dispense une solide formation technique dans son atelier de composition, entre 1960 et 1964, que Stockhausen et Jean-Étienne Marie diffusent leurs idées dans des séminaires en 1968 et que plusieurs jeunes compositeurs complètent leurs études en Europe et aux États-Unis, pour que toute une génération, celle qui naquit dans les années 1940, rejoigne le cercle interna-tional de l’avant-garde musicale.
Manuel Enríquez (1926), élève de Bernal Jiménez – et plus tard, entre autres, du sérialiste Stefan Wolpe à New York – n’est en rien concerné par des considérations nationalistes, et emprunte une voie résolument innovatrice et plurielle, assimilant les tendances les plus récentes. Les étapes successives de la modernité traversent son œuvre : son écriture d’abord linéaire et contrapuntique, puis, dans les années 1960, de caractère néoromantique et d’un expressionnisme proche de Berg, intègre à la fois les systèmes sériel, intégral et aléatoire. Sa musique interroge de plus en plus les structures formelles, s’engage dans la désintégration du discours classique pour aboutir à une forme engendrée par le matériau lui-même, s’oriente, à travers les principes d’indétermination et d’organisation modulaire et une écriture graphique très personnelle, vers l’autonomie de la forme musicale. Les mots du compositeur sont explicites : « Mes œuvres ne sont plus des compositions, mais l’organisation d’un monde sonore » .
Dans les années 1970, les compositeurs issus de l’atelier de Chávez s’orientent vers une radicalisation des propositions avancées dans les deux décennies précédentes et, en parfaite harmonie avec les procédés de leurs confrères européens ou américains, manipulent des techniques opposées, à la recherche d’une voie qui leur soit propre. Les parcours individuels se retrouvent souvent dans un même schéma : à la phase sérielle succède la rupture avec une prédétermination jugée trop contraignante et le recours aux formes ouvertes, aléatoires, stochastiques, modulaires. Chaque œuvre devient une critique de son propre univers sonore et incarne le doute sur ses propres possibilités ; sous une appropriation généralisée de tous les styles et techniques se cache un désir d’autonomie absolue.
Certains compositeurs, comme Eduardo Mata (1949), élève de Chávez, à qui l’on doit la première mexicaine du Marteau sans maître de Boulez, restent profondément attachés à un sérialisme intégral ;d’autres préféreront en faire un usage plus libre, comme Leonardo Velázquez (1935). Le sérialisme et l’indéterminisme ne se trouvent pas en opposition dans l’œuvre de Manuel de Elías (1939) qui n’hésite pas à les faire coexister au sein d’une même pièce. On les retrouve tout au long de son parcours, sous la forme d’un sérialisme mélodique et d’une écriture graphique au service d’une organisation modulaire.
Héctor Quintanar (1936), assistant de Chávez à l’atelier et qui prend sa suite en 1965, devient un protagoniste essentiel de la musique électronique en fondant, en 1970, le premier laboratoire au Mexique. Alicia Urreta (1931-1987), disciple de Jean-Étienne Marie et Pierre Schaeffer, construit un monde sonore profondément lié à la parole, mêlant l’emploi de la lutherie traditionnelle – que son expérience de pianiste ne peut qu’enrichir – et l’exploration de moyens d’une plus grande flexibilité.
S’inspirant de John Cage, Morton Feldman et Earl Brown, Mario Lavista (1943) manipule et expérimente les rapports de l’œuvre musicale et du temps. Cultivant un éclectisme d’avant-garde, il recherche l’expression de l’absolu, de la dissolution temporelle, de l’expérience étirée qui se détourne des émotions et de l’impulsion dramatique. Il prend une part très active à la révolution des pratiques d’exécution instrumentale. Dans de grandes œuvres orchestrales, il se rapproche d’une émotion plus palpable pour l’auditeur. Julio Estrada, né la même année que Lavista, partage avec lui un intérêt pour les relations espace/temps/musique et une quête d’absolu qui se traduit, chez lui, par la recherche d’un son primordial et autosuffisant. Esprit spéculatif, il travaille sur les relations mathématiques de la musique et refuse toute tradition au profit d’une musique partant de la pure perception.
Francisco Nuñez (1945) est élève de Chávez et de Quintanar. Son œuvre se nourrit d’une modernité plurielle (Jean-Étienne Marie, Stockhausen, Schaeffer, Penderecki, etc.) qui le mène à un style caractérisé par la surabondance de techniques néanmoins magistralement articulées : polytonalité, microtonalité, technique aléatoire, etc. À cette modernité, s’allie un contenu émotif, parfois ouvertement romantique. Federico Ibarra (1946) opère un retour à des formes traditionnelles, mais revues par une logique personnelle. Imágenes del quinto sol (1980) est un ballet qui s’appuie sur des légendes et rituels préhispaniques, sans qu’aucune approche de type indigéniste ne soit perceptible. La musique vocale et l’opéra jouent un rôle important dans la production du compositeur.
Les générations nées après 1950, formées à la fois par les partisans mexicains du modernisme et par des personnalités étrangères principalement issues de l’univers anglo-américain, s’éloignent des positions radicales de leurs aînés. Sans s’en réclamer, elles adhèrent aux valeurs du post-modernisme. Leur objectif est de proposer une musique plus accessible, avec le retour à la tonalité et à des lignes mélodiques audibles, à une métrique régulière et stable, à des images sonores repérables, à des structures perceptibles, et une recherche assumée de l’émotivité et d’un lyrisme expressif ou descriptif. Elles se réfèrent à des styles et des modèles antérieurs, allant du classicisme et du romantisme à l’expressionnisme de la seconde école de Vienne et au post-romantisme. L’indigénisme trouve aussi ses adeptes qui prônent le retour aux sources d’un Mexique archaïque idéalisé, comme Ramón Montes de Oca (1953) et Eduardo Soto Millán (1956). Ce « nationalisme cosmique » reste cependant marginal dans un Mexique qui ne renonce plus désormais à sa vocation internationale.
Comme on le constate en découvrant le parcours et les œuvres des compositeurs qui ont marqué la vie artistique mexicaine depuis le début du XXe siècle, l’histoire de la musique mexicaine épouse une quête identitaire qui a exploré des voies multiples et fécondes tout au long du siècle. Au terme d’un tel processus, et bien longtemps après les premières influences occidentales coloniales, il apparaît clairement que les compositeurs mexicains ont su conquérir leur place à part entière dans l’univers musical contemporain.
Miriam Lopes
Extrait d’Accents n° 33 – septembre-décembre 2007
Texte écrit à partir du livre de Yolanda Moreno Rivas, La Composición en México en el Siglo XX, 1994 © Herederos de Yolanda Moreno Rivas, Mexico 2007
Photo © DR