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[solo] Didier Pateau : Le bel hautbois vivant

Portrait Par Remy Louis, le 15/04/2006

 

Vous êtes entré à l’Ensemble intercontemporain en 1978, quasiment dès la fin de vos études. Comment avez-vous ressenti l’immersion immédiate dans ce répertoire si neuf ?

J’ai travaillé au Conservatoire d’Aubervilliers avec Jean Ravez, un professeur curieux qui n’élevait aucune barrière entre les différents styles de musique, avant d’obtenir mon premier Prix au Conservatoire de Paris, dans la classe de Pierre Pierlot. Quand j’ai présenté le concours d’entrée de l’Ensemble intercontemporain, j’avais déjà un peu de métier, ayant par exemple joué chez Colonne dès mes dix-huit ans. Mais là, tout était nouveau. L’ambiance très studieuse m’a fait comprendre que quelque chose d’important s’y jouait. Le répertoire comportait essentiellement des compositeurs dont je n’avais jamais entendu parler au Conservatoire de Paris. Je me suis donc formé sur le tas, en autodidacte, aux techniques pointues exigées par ce répertoire?: multiphoniques, double respiration, double staccato etc. C’était une aventure?!

Partagez-vous l’analyse du trompettiste Jean-Jacques Gaudon, quand il souligne les différences séparant l’Ensemble d’hier de celui aujourd’hui ?

Absolument. Il y eut bien une période de gestation où la cohésion générale laissait à désirer. Étant jeunes, et souvent ignorants du métier et du répertoire, nous manquions d’automatismes. Pierre Boulez, lui, venait de quitter la direction du New York Philharmonic. C’était pour lui un vrai risque. Mais il a su nous faire confiance, et nous a éduqués aux subtilités du jeu d’ensemble. Pour beaucoup, il incarnait une sorte de «?super professeur?», relais idéal pour favoriser notre entrée dans le monde professionnel. En répétition, on entendait les mouches voler, car il nous cuisinait tous, groupe après groupe?! On ne s’amusait pas tous les jours, et mettre en place un vrai répertoire a exigé plusieurs années. Mais j’ai appris à travailler vite et efficacement, à adapter les modes de jeu selon le répertoire, à soigner l’articulation, la vélocité, la précision, la justesse. Le professionnalisme rigoureux qui présidait à notre apprentissage m’a donné une vraie marge de manœuvre, ensuite, pour décrypter tous les langages possibles. Je crois pouvoir affirmer que je peux me sortir de toutes les difficultés –?encore récemment, dans La Marche des transitoires de Marc-André Dalbavie, une pièce qui file à toute allure?!

Il y a quelques mois, Esa-Pekka Salonen déclarait à Libération que, ne comprenant pas la musique de Brian Ferneyhough, il préférait s’abstenir de la diriger. Vous qui avez créé son Allgebrah, vous paraît-elle si difficile ?

Il ne me semble pas, peut-être parce que je ne perds jamais de vue l’élément ludique inscrit dans la découverte. Chez Ferneyhough, la contradiction entre la complexité élevée de son écriture et son approche très lyrique de la musique –?par les mots, mais aussi en considérant ce qui «?sort?» de la pièce?– est très forte. Comme souvent chez lui, Allgebrah est, en même temps, une œuvre très intellectuelle et très physique. Le début, par exemple, exige autant de présence que de lucidité, et une concentration de bout en bout. Impossible, là, de fermer les yeux et de se laisser aller…
Justement : comment travaillez-vous cet engagement qui s’impose aussi à celui qui écoute ?
La régularité et le suivi du travail sont primordiaux. Travailler des méthodes de hautbois, ou des études présentant une difficulté spécifique, m’est toujours très utile pour remettre mon jeu «?à plat?», en quelque sorte. Aussi des sonates de Bach. Ce sont d’excellents baromètres pour mesurer mon état de forme. Pour les œuvres nouvelles, je me débrouille pour prendre la partition le plus tôt possible, afin d’arriver préparé et détendu aux répétitions. Dans le cas contraire, le métier permet de faire face, pas d’en profiter vraiment. Or, nous devons faire le maximum pour respecter les compositeurs.

Étant en partie autodidacte, qu’avez-vous appris à faire – et à ne pas faire – que vous enseignez à vos élèves ?

Il faut consolider les bases, à savoir la stabilité de la sonorité, l’intonation, l’articulation, et élargir sa palette. Ce qu’on obtient facilement d’un élève doué, car il est naturellement tenté par le défi et la découverte d’autres horizons. Ceux qui ont une expérience de vingt ou trente ans de musique contemporaine ont à cœur d’enseigner le patrimoine qui s’est constitué, et a mûri, au fil des ans. L’interaction née du partage des énergies et des connaissances, de la rencontre de leur curiosité et de mon expérience, permet d’avancer plus vite.

Votre parcours à l’Ensemble intercontemporain a donc contribué à enrichir et développer votre jeu ?

Absolument. Au début, des amis me prédisaient que je ne jouerais plus de hautbois dans les deux ans, que j’allais me détruire… C’est exactement l’inverse qui s’est produit. S’astreindre à respecter précisément ce qui est écrit est bénéfique, du fait même des exigences souvent extrêmes des œuvres contemporaines, et cela me sert dans bien d’autres répertoires. Car je tiens beaucoup à l’esthétique de l’instrument, à la beauté du son. La qualité de la sonorité et la richesse de la palette ne sont pas incompatibles, et vous pouvez jouer Berio, Reich, Britten ou Henze sans que la sonorité bouge. Par exemple, j’ai intensément travaillé avec Michael Jarrell pour ses Congruences, et jamais il ne m’a demandé de dénaturer mon son. L’ordinateur s’en chargeait… ce qui était beaucoup plus pratique?!
S’agissant du répertoire contemporain, avez-vous l’impression, comme beaucoup d’« anciens », d’avoir vécu différentes phases, avec des hauts et des bas ?
Hum… Il y a bien eu, au début, une période «?laboratoire?». Je me souviens de cette œuvre où l’on faisait la pieuvre avec des tuyaux en plastique. C’était plus dur de résister au fou rire qu’à quoi que ce soit d’autre?! C’était aussi les débuts de l’Ircam, du Centre Pompidou, on essuyait les plâtres, et Boulez nous réunissait souvent pour qu’on se ressaisisse, tellement ça partait dans tous les sens. Même le sentiment d’appartenance au groupe n’était pas celui d’aujourd’hui.

Précisément : ce sentiment, aujourd’hui très fort, fait-il de l’Ensemble intercontemporain une maîtresse exclusive, si j’ose dire ?

Il est difficile d’oublier qu’on est soliste, ne serait-ce que deux jours?! J’ai attendu dix ans avant de partir en vacances sans mon hautbois. Avant, je culpabilisais. Je me sens vraiment appartenir à une famille, et l’arrivée au fil des ans de nouvelles personnalités, elle-même très convaincues et investies, à l’exemple de la flûtiste Emmanuelle Ophèle, m’a conforté et rassuré. Mais vous assumez cette appartenance quand, au hasard des rencontres et des déjeuners à la cantine, les musiciens extérieurs à l’Ensemble vous demandent toujours si Boulez est méchant, s’il dirige vraiment sans baguette, si vous savez encore jouer du hautbois, etc.

Les compositeurs ont-ils évolué en parallèle, eux aussi ?

Là… comment répondre???! Ils sont de tant de sortes. Heinz Holliger me disait récemment s’être lancé dans la composition d’un quatuor avec hautbois. Il a fini par renoncer pour revenir aux cordes seules, parce qu’il avait l’impression de se répéter. De son côté, Boulez n’hésite pas à reprendre largement ses œuvres, à les retoucher, à la façon d’une œuvre en cours. Cela me paraît impossible chez Ferneyhough, si concentré qu’il écrit «?La Bible en une page?» selon le joli mot de Boulez.
Mais peut-on dire que certains créateurs écrivent pour le profil propre de l’Ensemble intercontemporain ?
Philippe Manoury est typiquement dans ce cas, et également Marc-André Dalbavie. Vous savez, ces bientôt trente ans sont passés très vite, comme du temps compressé, par périodes de six mois. Entre-temps, Ligeti, Berio, Boulez, Stockhausen sont entrés dans l’Histoire, et de très jeunes gens –?ma fille de dix-huit ans, par exemple?– savent les apprécier sincèrement. L’euphorie demeure pour chacun d’entre nous, et je crois qu’on peut aisément le ressentir pendant les concerts. Cette adrénaline constante reste un aspect irrésistible de toute cette aventure.

Extrait d’Accents n° 29
avril-juillet 2006