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[solo], Eric-Maria Couturier, violoncelle

Portrait Par Remy Louis, le 15/01/2004

 

Le violoncelliste Eric-Maria Couturier a rejoint l’Ensemble intercontemporain en juin 2002. Après le « baptême du feu » de Répons, quelques mois plus tard à Lucerne, puis, en tant que soliste, avec l’Opus 27 n° 2 de György Kurtág (le Double concerto pour piano, violoncelle et deux ensembles), en octobre dernier à la Cité de la musique, et déjà bien d’autres expériences, il sera le 21 mars l’interprète de l’ultime Sequenza de Berio. Il s’entretient ici avec Rémy Louis.

Vous avez étudié notamment au Conservatoire de Paris, mais vous êtes né au Vietnam en 1972. Votre famille a-t-elle quitté ce pays pour cause de guerre ?
Non. J’ai été adopté à neuf mois par une famille bretonne. Ma culture est plutôt de type Fest Noz et beurre salé [rires] ! Mon père jouait alors du jazz free. Cet environnement m’a imprégné très tôt de toutes sortes de musiques. Lorsque j’en ai pris conscience, j’ai eu une réaction de rejet. Je ne crois pas avoir travaillé profondément très tôt. Au cours de mes études, j’ai longtemps eu le sentiment « de ne pas être là ». Je n’adhérais pas vraiment à ce que l’on m’inculquait, alors même que j’étais très heureux avec mes parents adoptifs. Mais, de fait, cette variété m’a évidemment ouvert l’esprit.

Comment, alors, en êtes-vous venu au violoncelle ?
L’asthme m’interdisait les instruments à vent. J’avais la main trop grande pour le violon, trop petite pour l’alto… Le violoncelle s’est imposé un peu par hasard. J’ai étudié avec deux élèves d’André Navarra, d’abord Henri Martinerie au Conservatoire de Nantes, qui m’a appris la rigueur, puis Roland Pidoux à celui de Paris. Pidoux a donné à mon jeu une touche élégante. Il insistait sur la technique d’archet, en vue d’obtenir un jeu chantant et lyrique. Cette esthétique m’a beaucoup marqué. Mais j’ai compris, grâce au chanteur Jorge Chaminé, que le son repose aussi sur l’énergie intérieure ancrée au centre du corps. La forme même du son vient du bassin. J’ai réalisé en me mettant à l’écoute de mon corps ce que mes professeurs me faisaient obtenir par la technique, par la force, plus que par la liberté. A partir de cette liberté commence une autre pensée, une nouvelle réflexion sur l’agogique, comme je l’apprends actuellement avec les pianistes Marie-Françoise Bucquet et Leon Fleisher. Le baroque, auquel je me suis intéressé naguère, m’a lui aussi enseigné à libérer le son, à le relâcher à la pointe, à la fin d’une phrase.

Cette harmonie intérieure est-elle plus aisée à atteindre à l’Ensemble intercontemporain qu’au sein d’un orchestre symphonique traditionnel ? Vous avez intégré l’Orchestre National de Bordeaux Aquitaine en 2000, pour entrer à l’Ensemble dès 2002…
…Avant cela, j’ai été six ans tuttiste à l’Orchestre de Paris. Une expérience très riche, qui m’a permis de vivre des moments inoubliables, tels que le cycle Beethoven dirigé par Wolfgang Sawallisch avec Radu Lupu en soliste, ou les Bartók de Georg Solti. Quitter l’Orchestre de Paris pour celui de Bordeaux Aquitaine correspondait à une évolution nécessaire, c’est-à-dire connaître les sensations propres à un poste de soliste. Tout ce que j’avais appris ne demandait qu’à vivre. Je me suis donc « éclaté » avec le Concerto pour violoncelle de Dvorák, le rêve de tous les violoncellistes en herbe ! A certains égards, l’orchestre symphonique me manque beaucoup aujourd’hui. L’Ensemble, lui, est une formation de solistes, plus qu’un orchestre au sens strict. La vie en son sein laisse moins de place à l’humour, mais elle développe la responsabilité, le sentiment d’assurer une mission. Il a une réalité forte, et une valeur presque thérapeutique ! Dans cette microsociété égalitaire, chacun est libre de proposer un projet original. L’Ensemble mettra tous les moyens nécessaires à son développement, dans une démarche novatrice, en particulier pour ce qui est de la pédagogie… ce à quoi les défauts structurels de l’orchestre traditionnel font presque toujours obstacle.

Cette réalité si différente vous a-t-elle obligé à repenser la manière même dont vous jouez ?
Lorsque j’ai passé le concours d’entrée, mon jeu très classique avait peu de rapport avec le design d’archet souvent très vif, parfois percutant, propre à l’Ensemble. La maturation de mon son s’était effectuée lentement. Je crois d’ailleurs que la musique contemporaine exige une certaine rondeur pour bien passer la rampe. Paradoxalement, j’ai l’impression d’être aujourd’hui « au-dessus » des partitions. Comme si j’étais absolument libre, et que le violoncelle réponde naturellement. Je ressens aussi cette liberté quand je reviens à la musique de chambre. Ma tendance à jouer trop fort ou pas assez, ma difficulté à produire une note tenue qui résonne de façon harmonique pour mes partenaires, se sont effacées.

A quel élément spécifique attribuez-vous le fait que, désormais, votre jeu « tombe juste », si j’ose dire ?
Peut-être au fait que les choses se sont posées d’une autre façon. Avant, ma manière de travailler et de jouer était trop linéaire. Une expérience extérieure au champ musical m’a fait comprendre que les événements ne venaient que par le haut ; qu’on est amené, ou qu’on ne l’est pas. Je crois que linéarité et verticalité se rejoignent désormais sur un axe serein. Moi qui étais plutôt colérique, j’ai appris à relativiser, à prendre du recul. Si les choses ne se font pas, c’est qu’il doit en être ainsi.

La Sequenza pour violoncelle de Berio, quatorzième et dernière du cycle, fera donc partie de ces choses « qui se font » ?
Exact ! Elle a été écrite à la demande de Rohan de Saram, le violoncelliste du quatuor Arditti. Elle recourt à un jeu percussif – on frappe les bords du violoncelle avec les doigts –, en écho aux percussions traditionnelles du Sri Lanka dont il est originaire. Rohan de Saram a également créé Kotos de Iannis Xenakis, un créateur dont je me sens très proche. La graphie de Xenakis me passionne, en ce sens qu’elle témoigne de la création d’un langage, et révèle un univers musical très dense. Son énergie, qui vient du sol, a quelque chose de physiquement dangereux si on ne la maîtrise pas par une certaine souplesse du geste.

Quels sont les compositeurs vivants qui vous ont marqué depuis votre entrée à l’Ensemble ?
J’ai adoré travailler avec György Kurtág l’Opus 27 n°2, son Double concerto pour piano, violoncelle et deux ensembles. Et je savais d’avance qu’il en serait ainsi. Il a cette sorte de personnalité tyrannique qu’avait mon professeur russe Igor Gavritch, même si je n’aurais garde de les confondre ! Je m’attendais à être massacré. Quand je n’ai plus su jouer – comme prévu, la veille du concert –, ne m’est resté que la foi : « Je vais le jouer comme je le sens, en oubliant ce qu’il a dit, et en l’incorporant en même temps ». Lui-même m’a avoué n’avoir jamais été aussi loin en répétition sur cette œuvre. Il parle en restant très près de ce qu’il veut entendre, sans aucun égocentrisme, mais avec ses tripes. Quand on se trompe, ce n’est pas grave mais ce n’est pas la chose même ; et quand on y arrive, ce n’est toujours pas ça ! Il m’a appris à créer un silence dans un son plein : un son qui évoque un événement passé, imprégné d’un malheur très lourd. Je ne vois pas comment l’exprimer autrement. Il existe chez lui une vérité très forte de l’instant. Si on l’atteint, la sensation est vertigineuse. Je n’avais jamais rien ressenti de tel. Il m’a dit une phrase essentielle : « Ce que je vous apprends, c’est pour vingt ans ». Il faut un grand vécu pour l’assumer.

Je soupçonne que Pierre Boulez, aussi différent de Xenakis que de Kurtág, vous a également marqué…
Il ne s’exprime pas du tout comme Kurtág. La parole de Boulez est le double exact de sa musique, par la diction, la clarté, le rythme, cette façon d’aller de l’avant sans broncher, en préservant toujours l’intensité, quelle que soit la langue utilisée. Il peut être très drôle quand il lâche une remarque légère sans se départir de son impassibilité. Ses explications sont toujours succinctes. Comme sa battue : pouce et index joints, vers le bas, avec un rebond permanent. J’ai été particulièrement frappé, au festival de Lucerne en 2002, par la manière dont il rendait sensible le processus qui le mène des mots à la musique. Son approche des projets est toujours novatrice. Et inversement, ces projets le portent. Il m’impressionne vraiment. Je rêve d’aborder Messagesquisse, tranquillement…

Iriez-vous jusqu’à enregistrer l’ensemble des violoncelles de Messagesquisse, comme l’a fait Alexis Descharmes au disque ?
Daniel Ciampolini a procédé de même en donnant Persephassa de Xenakis en octobre à la Cité de la musique. Un pari fascinant, brillamment assumé, mais, pour ma part, je ne suis pas tenté de jouer avec moi-même. Je suis plus attiré par des projets « alternatifs ». Je travaille depuis deux ans avec une fildefériste, Laure Pique, autour d’un projet mêlant cirque et théâtre. Le but étant de fusionner, chacun de nous jouant avec et « sur » des cordes. La vibration de son fil est transformée en son, et modulée par ordinateur. Moi-même, je monte à un moment sur sa plate-forme et plante le violoncelle sur son fil : le retour du son est direct, car la vibration ainsi créée passe par son micro. En dernière analyse, l’idéal serait qu’elle intervienne sur mon propre son, et inversement, dans un processus circulaire d’échange. Cela peut paraître étrange. Mais ce couple, seul sur scène, dégage une impression de sérénité. J’ai constaté à cette occasion que le public n’est jamais fermé à des expériences qui sortent de l’ordinaire. Si on prend soin de bien les lui présenter, le contact s’établit toujours très facilement. Et cette immédiateté du contact me séduit toujours.