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Aperghis littéral

Éclairage Par Francois Regnault, le 15/01/2004

Georges Aperghis a composé Dark Side, pour voix de femme et ensemble, à partir des dialogues de Clytemnestre d’Eschyle, retraduits par François Regnault. Donnée en création à Athènes le 15 mars, l’œuvre est reprise le 19 à Berlin puis le 6 avril à Paris, à la Cité de la musique. Auteur de deux autres livrets pour Georges Aperghis (Je vous dis que je suis mort, d’après Edgar Poe, et Sextuor, oratorio d’après L’Origine des espèces de Darwin), François Regnault nous invite à retrouver avec le compositeur le sens musical intrinsèque de la « matière phonique ».
 
Georges Aperghis compare le phonème à un galet.
Un galet roulé par la mer depuis les origines, caressé et poli et rendu et lavé, comme Mallarmé le dit des os d’un noyé, et qui est devenu un son dans notre bouche humaine, ce son spécial qui fait sens sans avoir de sens, et qui constitue ces mots eux aussi immémoriaux avec lesquels nous entendons parler, et parlons.
Il songe donc aux phonèmes, ces unités minimales de l’articulation du langage repérés par les linguistes, qui sont en nombre fini dans chaque langue, et auxquels la phonologie a accordé ce qu’elle appelle des traits distinctifs, de sorte que ces atomes de la phonation sont devenus aussi complexes que ceux de la nature. Le phonème est l’objet du désir d’Aperghis, celui à partir duquel il édifie, depuis longtemps déjà, non pas toute son œuvre, mais une partie essentielle de son œuvre, et sa recherche dans ce domaine, authentiquement originale, est sans aucun doute l’une de celles qui est allée le plus loin. C’est à ce littoral de son œuvre que j’aborde, en somme à l’Aperghis littéral.
 
Je voudrais remonter à quelques-unes de ses intuitions de départ, de celles qui, comme chez tout grand artiste, se retrouveront toujours dans son œuvre, mais combien transformées, comme la Recherche sortie tout entière, Proust le dit, de la petite madeleine dans la tasse de tilleul. Au point de départ est le mélodrame, cet étrange genre musical dans lequel une déclamation purement verbale est accompagnée de quelques accords de musique, piano, orchestre.
Rousseau lui accorde une certaine importance, Mozart en a réussi un sublime dans son Zaïde, Cherubini et Beethoven y ont recouru dans cette période de la Révolution française où le message doit être très audible, ensuite Liszt, enfin Richard Strauss, qui déclare quand même à Hugo von Hofmannsthal que rien n’est plus antithéâtral. Reste que le langage y garde ses propriétés supposées non musicales, et n’emprunte guère à la musique que son rythme.
Une autre origine est la riche équivoque qui résulte des interprétations de la notion de Sprechgesang dans le Pierrot lunaire de Schönberg, entre la diction de diseuse de caf’conc’, la première à l’avoir enregistré, et le purement chanté, avec toutes sortes de degrés intermédiaires. Aperghis tient qu’il est souhaitable de ne parvenir à aucun moment à un style trop typé dans l’exécution de cette œuvre, mais qu’un pourcentage s’avère nécessaire entre le « purement » chanté et le « purement » parlé. Reste que cette œuvre avait posé la question.
Une telle problématique a conduit à des recherches dont toute la musique contemporaine est pleine : sans parler des subtiles distinctions proposées par Berg à l’intérieur même du Sprechgesang dans sa Lulu, la composition elle-même fondée sur les syllabes ou les phonèmes de Mallarmé dans Pli selon pli, de Boulez, les phonèmes se voyant assigner des hauteurs spécifiques chez Ligeti (Aventures et Nouvelles Aventures), les exercices de Mauricio Kagel, etc. Or il me semble qu’Aperghis poursuit la tentative la plus radicale de prendre en compte le phonème comme tel, et sa musique spécifique. Les phonèmes, dit-il en effet, ont une musique à eux, ils n’ont pas besoin d’être « musicalisés ». Vous tenez le galet entre vos mains, et il rend un son, mais à la différence de ces conques et coquillages au creux desquels on entend, paraît-il, le bruit de la mer, vous avez directement dans un phonème, dans votre bouche, donc, qui le prononce, dans votre oreille qui le perçoit, non seulement la richesse du son, mais aussi toute la structure incorporée des langues naturelles. Ce que Lacan appelle lalangue en un mot, et qui est un continu, plus qu’un discontinu. Certes, Aperghis se dit attaché à bien distinguer un phonème d’un autre, ce en quoi il est rigoureusement saussurien, mais c’est de chaque phonème qu’il entend déceler toute la complexité phonique. Chaque phonème, dit-il, a un sens, un semblant de sens. Il faut donc éviter que la proximité de certains phonèmes entre eux ne se mette à produire des ébauches de vocables, car on perdrait le sens musical intrinsèque de la matière phonique pour donner dans la parole. Aussi, par des pièges dont il dit emprunter à Antoine Vitez la pratique, déjoue-t-il cette tendance en dressant des leurres à l’ouïe : en contrecarrant la coagulation signifiante au moyen d’incongruités phoniques.
Dans ses Machinations, auxquelles j’ai eu le plaisir de fournir quelques textes, eux, signifiants, il avait mis au point des partitions entières de phonèmes destinées à quatre diseuses (une actrice, une chanteuse, une flûtiste et une altiste), rendues précisément égales dans leur pratique de la phonématique ; il avait tiré de ses carnets de phonèmes des associations spécifiques : phonèmes du français, sans doute, mais constamment battus en brèche par leurs combinaisons mêmes. Soit par exemple d’abord « l’ancêtre unicellulaire, à dominantes voyelles – les consonnes comme prolongements ou maladies des voyelles » :
« Aa fé uh of fn hi éü nh ho if, etc. »
Soit encore cet « ancêtre unicellulaire, voyelles et consonnes à égalité » :
« VI ïn oü av éë hf no Ih uï, etc. »
Soit ces « ornementations-percussions » :
« Utsoa siéti éstan sédaé tanad tadou isdié odtia duödo adisu, etc. »
Soit, comme ornementations, ces « consonnes indépendantes qui ornent une voyelle principale » :
« Afk ams lar ax val zat atr pav sab arz, etc. »
Soit ces voyelles indépendantes qui ornent une consonne principale :
« Uraï rïïr érro roïa raïo ïéir ouor urru éïéa arer, etc. »
Soit encore (« consonnes indépendantes qui ornent une voyelle principale ») :
« TkTkTkTkTkTkTkTkTkTkaöTkTkTkTkTkTk TkTk, etc. »
Essayez bien entendu de lire ces listes, vous vous apercevrez qu’elles défont la langue française, mais font aussi apercevoir ses propriétés purement phoniques, ou plutôt intrinsèquement musicales, ce dont jouissent au berceau les enfants qui s’exercent dans le « agreu, agreu », à cela près qu’ils produisent tous les phonèmes possibles des langues humaines, vers lesquelles l’artiste peut, grâce aux sortilèges d’Aperghis, retourner. L’expérience montre surtout que des musiciens (les quatre musiciennes), peuvent parfaitement retenir, et même par cœur, ces suites d’associations, et que leurs langues, larynx et pharynx en acquièrent aisément une mémoire automatique et une grande virtuosité dans leur profération (comme on chante dans Le Barbier de Séville de Rossini des syllabes à toute vitesse).
 
En vérité, l’élégance de la démonstration, la pureté du résultat auxquels Aperghis est à présent parvenu, sont passés par toutes sortes de phases. Il me souvient par exemple des vocalises sur des bribes de citations dans Récitations (pour une chanteuse), ainsi que des répétitions systématiques des premières syllabes d’un mot, dans Je vous dis que je suis mort, avant que ce mot ne naisse, se forme et ne se reconnaisse, sans compter les noms bizarres (odd !) et les sons étranges tirés d’Edgar Poe, du « nevermore » du Corbeau jusqu’au « tekelili » d’Arthur Gordon Pym, et dont les autres chanteurs accompagnaient en les multipliant le seul chant intelligible de l’un d’entre eux. Dans le texte lui aussi constitué de phonèmes et intitulé L’origine des espèces, inspiré de Darwin (et de Stephen Jay Gould), les associations spécifiques par dentales, palatales, occlusives, sifflantes, labio-vélaires, etc. avaient pour but d’évoquer toutes les espèces animales, moins leurs cris que leurs bruits, moins même leurs bruits que les sonorités analogiques qu’elles évoquent : raclements ou cliquetis des arthropodes, viscosités des mollusques, résonances aquatiques des holothuries, froissements batraciens et reptiles, etc., jusqu’à la parole humaine, qui n’en est qu’un (dernier ?) stade.
Dès lors, l’affrontement où Machinations parvient entre la profération phonématique humaine mécanisée et les efforts d’une machine au service des mots et des gestes humains, réalise sans doute une étape essentielle d’un programme fabuleux, dont on ne sait encore où il s’arrêtera.
 
A chaque nouvel essai sur cette matière phonique, on se prend à imaginer qu’on ne saurait aller plus loin. On aurait envie de dire au contraire, en paraphrasant Sade : « Musiciens, encore un effort ! », tant on s’aperçoit que toute recherche passée n’en était qu’à son début. Il fallait que la persévérance du musicien démontrât que cette matière pouvait au contraire (re)devenir musicale, chantante, presque « opératique », à partir des seuls phonèmes. Aux seuls phonèmes ? Ce n’est pas si vrai. Car, comme toute axiomatique s’enrichit progressivement de nouvelles hypothèses, sanctionnées par de nouveaux théorèmes, Aperghis ajoute à ses carnets de phonèmes des suites ou listes de ce qu’il appelle d’ailleurs « énumérations », et qui sont autant de façons de les traiter.
Soit cette liste : « Discussion Ton doctoral Déclarer Diction vive, légère Diction précipitée Diction mordante Sarcastique Appels Diction sèche Diction machinale Déglutir. Gober les mots. Marteler les mots Bavardage. Papotage. Caquetage. Gueule. Bec. Trompe. Suçoir, etc. »
Cela pour la diction. Mais des opérations peuvent aussi leur être associées qui concernent le jeu. Soit :
« Actif – Passif Opposition Adaptation Rôle. Surveillance Ennemi Attaque Question Complication Situation critique Contestation Procès Feinte Démonstration, etc. »
Ces opérations effectuées sur la gestuelle, tout aussi atomiques que le sont les phonèmes dans la diction, parviennent donc autant du côté du langage à des effets non signifiants que dans les gestes à des effets non psychologiques.
Le résultat est souvent d’une immense drôlerie, car le rire est sans doute ce par quoi le sujet parlant (et gesticulant) se libère ou se sauve d’une telle « animalité », mais loin que le résultat de tout cela soit inhumain, il montre au contraire de quels atomes, quels éléments, quels ingrédients, quelles motions, quels mouvements, quelles intensités, nous sommes, nous, êtres parlants, les effets et le théâtre.
Aperghis aime à s’inspirer de Deleuze, et notamment de son ouvrage Le pli. Un phonème de la langue, dit-il, c’est un pli dans lequel on trouve d’infinies variations que la machine moderne doit mettre au point un grand nombre de fonctions pour analyser, mais que l’art du compositeur, simplement en combinant les associations de phonèmes différentiels et en les soumettant à des gestes et à des comportements chimiquement purs, permet de communiquer à l’auditeur, au spectateur, quasiment sans médiation de sens, en deçà de toute communication, de sorte que le locuteur et l’auditeur génèrent, dans l’espace de la représentation, une sorte de communauté minérale, végétale, animale, acoustique et sensible.
Aussi l’assistance visuelle et auditive à une de ces œuvres de Georges Aperghis réveille-t-elle chez le sujet toutes ces fonctions inconnues de lui que son humanité prétendue récuse.
Loin de servir d’allégorie politique à l’imputation de je ne sais quelle aliénation dont le sujet prendrait conscience – à bas la société qui me mécanise – elle lui enjoint plutôt de faire attention à ce qu’il contient en lui de cris et de chuchotements, de ressources secrètes, de littéralité naturelle.
Je n’ai garde d’oublier qu’Aperghis écrit aussi pour instruments, pour voix chantée-parlée, et qu’il prépare en ce moment une grande spirale obsessive à partir des monologues effroyables que Clytemnestre se redit depuis des millénaires dans l’Agamemnon d’Eschyle, que son expérimentation phonématique enrichit d’autant son écriture proprement musicale, qu’elle lui permet de mesurer l’abîme qui les sépare. Dieu merci, la synthèse n’est pas encore accomplie. Aperghis, comme Pascal, a « son gouffre avec lui se mouvant ».
Il y a plus de choses dans les gorges humaines, Horatio, que n’en supposent toute notre musique et notre philosophie. La musique a de l’avenir !
 
François Regnault
 
*On trouvera plusieurs des références ici citées dans Machinations de Georges Aperghis, Textes réunis par Peter Szendy, L’Harmattan/IRCAM, Centre Pompidou, 2002.
Je fais allusion à Récitations (avec Martine Viard, 1978), Je vous dis que je suis mort (opéra, 1979), Sextuor (« L’origine des espèces »,1993), Machinations (IRCAM, 2000).
 
François Regnault est philosophe, Maître de conférences au département de psychanalyse de l’Université Paris VIII, auteur de pièces de théâtre et traducteur, il a été professeur de diction et de poétique au Conservatoire national supérieur d’art dramatique et il a dirigé, avec Brigitte Jacques, le Théâtre de la Commune d’Aubervilliers.