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Le Pierrot lunaire de Schönberg

Éclairage Par Roger Desormiere, le 15/01/2001

Le Pierrot lunaire est-il toujours d’actualité ? A considérer les formations instrumentales actuelles, majoritairement fondées sur le même principe de répartition des rôles que le « Pierrot », la réponse ne fait pas de doute. Après les torrents du romantisme, Schönberg fut en effet l’un des premiers à repenser l’effectif des ensembles, en confiant un rôle soliste à chacun des interprètes. De ce principe, Pierre Boulez allait s’inspirer en 1955 dans Le Marteau sans maître, sur des textes de René Char, mais également dans la constitution de l’Ensemble intercontemporain, en 1977. Il était intéressant de confronter notre analyse d’aujourd’hui avec la réaction de l’époque, pour tenter de saisir ce qui pouvait étonner les contemporains de Schönberg. A l’évidence, ce n’est pas tant la veine littéraire, théâtrale et la référence au Berlin des années vingt qui marqua les critiques les plus avisés, mais d’emblée l’audace et la formidable créativité de Schönberg. Nous avons donc choisi de mettre en relation deux textes : d’une part, une analyse de Dominique Druhen qui s’intéresse ici, non à la « déclamation chantée », souvent commentée, de l’œuvre, mais à une originalité du traitement instrumental qui devait bouleverser bien des traditions et faire école jusqu’à aujourd’hui ; d’autre part, le compte rendu rédigé par le compositeur et chef d’orchestre Roger Désormière – défenseur infatigable de la musique de son temps, créateur d’œuvres nouvelles de Georges Auric, Henri Dutilleux, Olivier Messiaen, Henri Sauguet ou Darius Milhaud –, dans les colonnes du Courrier musical, à l’issue de la première audition de Pierrot lunaire à Paris, le 1er février 1922. Il n’a alors que vingt-quatre ans. Par-delà certaines perspectives un peu gauchies, telles que l’accent mis sur le travail de contrepoint, ce texte nous éclaire sur bien des réticences envers un certain « romantisme allemand », dans un Paris « moderniste » tout agité par les Ballets russes, le cubisme, et l’esthétique de l’Histoire du soldat.
 
C’est en 1912, du mois de mars au mois de septembre[i], que Schönberg composa le Pierrot lunaire (op. 21). Après un grand nombre de répétitions (il n’y en eut pas moins de quarante), la première exécution eut lieu à Berlin, dans l’automne de la même année : l’œuvre était interprétée par Mme Zehme, le pianiste Eduard Steurmann et quatre membres de la Chapelle Royale[ii]. La petite troupe fit ensuite entendre l’œuvre dans différentes villes d’Allemagne, à Prague et à Vienne. Nous ne croyons pas qu’elle ait été exécutée depuis cette date. Dans l’année qui précéda la guerre, le comité de la S.M.I.[iii] avait formé le projet de la monter ; mais les difficultés de la partie de chant et de la mise en place de la musique avaient fait échouer ce projet. Grâce à M. Jean Wiener, dont on ne louera jamais assez le zèle désintéressé pour la musique et l’infatigable persévérance, nous avons eu enfin, le lundi 16 janvier, à la Salle Gaveau, la première audition intégrale en France du Pierrot lunaire. L’exécution, confiée à Mme Marya Freund et à MM. Wiener, Fleury, Delacroix, Roëlens et Feuillard, et préparée par de nombreuses répétitions sous la direction de M. Darius Milhaud, a été digne de l’œuvre et n’a pas peu contribué à son éclatant succès.
Le Pierrot Lunaire, composé sur une version allemande du poème d’Albert Giraud[iv], se divise en trois parties de sept poèmes chacune. Il est écrit pour « voix récitante », piano, flûte (et petite flûte), clarinette (et clarinette basse), violon (et alto) et violoncelle. Sur le caractère de la voix récitante, Schönberg fait, dans la préface de la partition[v], les remarques suivantes : « La mélodie indiquée par des notes pour la voix récitante n’est pas destinée au chant, sauf dans quelques passages spécialement désignés. L’interprète a le devoir, tout en observant strictement la justesse des notes, de la transformer en « mélodie chantée ».
Pour arriver à ce but, il doit :
«1. Suivre la mesure aussi rigoureusement que s’il chantait, sans prendre avec elle plus de liberté qu’il ne le ferait dans une mélodie ordinaire ;
« 2. Se bien pénétrer de la différence entre la note chantée et la note parlée. La note chantée maintient invariablement la hauteur marquée. La note parlée la donne à l’attaque, mais l’abandonne aussitôt par une chute ou une ascension un son. L’interprète doit bien prendre garde de ne pas tomber dans un mode d’expression « chantant » : ceci est absolument exclu. A vrai dire, il ne faut nullement viser à un parler réaliste et naturel et, tout au contraire, la différence entre le parler ordinaire et un parler qui prend place dans une forme musicale manifeste ; mais il ne faut absolument pas rappeler le chant. »
L’interprétation de Mme Freund a été admirable et a produit une impression profonde. Cette grande artiste y était du reste préparée par les interprétations qu’elle a déjà données, à Vienne même, d’autres œuvres vocales de Schoenberg, notamment des Gurrelieder où la voix joue déjà, par moments, le même rôle que dans le Pierrot lunaire.
Aux instrumentistes aussi, Schoenberg donne, dans sa préface, de curieux conseils : « En aucun cas, les exécutants ne doivent s’inspirer du sens du texte pour le style et le caractère des différents morceaux, mais uniquement de la musique elle-même. Tout ce que l’auteur a voulu traduire musicalement des événements et des sentiments exprimés dans le texte se retrouve intégralement dans la musique. Si l’exécutant trouve qu’il manque quelque chose, qu’il renonce à exprimer ce que l’auteur a exclu volontairement. Autrement, loin d’enrichir, il appauvrirait. »
Chacun des vingt et un poèmes ou « mélodrames » comme les appelle Schoenberg, présente une instrumentation différente, soit que les instruments employés ne soient pas les mêmes, soit que leur introduction successive ait ses particularités. Ainsi, pour prendre comme exemple la première partie, « Ivresse de lune » est pour flûte, violon et piano, avec adjonction ultérieure du violoncelle ; « Colombine », pour violon et piano, avec adjonction ultérieure de la flûte et de la clarinette ; « Pierrot dandy » pour petite flûte, clarinette et piano ; « Lune au lavoir », pour flûte, clarinette et violon (sans piano) ; « Valse de Chopin », pour flûte, clarinette (ensuite clarinette basse) et piano ; « Madone », pour flûte, clarinette basse et violoncelle, avec adjonction ultérieure du piano ; « Lune malade », pour flûte seule. Dans la seconde partie commencent à prédominer les formes sévères, dont Schoenberg se sert avec un art souverain et où il se montre tout inspiré des méthodes des vieux maîtres et notamment de l’Art de la Fugue de J.-S. Bach. Par exemple l’épilogue de « Décapitation » reprend la mélodie du solo de flûte de « Lune malade », et celle de la voix récitante en la transportant à la clarinette basse puis au violoncelle, pendant que l’alto en exécute une imitation. Dans « Parodie », la mélodie de l’alto est en imitation (à une mesure de distance) avec celle de la voix récitante, cependant que la clarinette (à une demi-mesure de distance) fait un canon par mouvement contraire ; ensuite, c’est la petite flûte qui est en imitation avec la voix (à une demi-mesure seulement de distance), en même temps que se développe entre l’alto et la clarinette basse (également à la distance d’une demi-mesure) un canon par mouvement contraire et que le piano exécute un libre et fantaisiste accompagnement. « Tache de lune » présente un double canon, entre la petite flûte et la clarinette d’une part, et le violon et le violoncelle d’autre part, en forme à rebours ; c’est-à-dire qu’à partir du milieu du morceau, toute la musique de ces quatre parties revient en sens inverse sur elle-même. Comme dans « Parodie », le piano exécute un divertissement indépendant. La langue musicale du Pierrot lunaire, caractérisée par 1’ « atonalité », est l’une des plus grandes révolutions dans l’histoire de la musique : elle constitue l’affirmation la plus audacieuse et la preuve la plus éclatante qu’ « en musique on peut faire n’importe quoi », pourvu que cela soit musical et sensible.
[…]
Préparée par tout un travail antérieur, au cours duquel elle s’est formée, assouplie et raffinée progressivement, cette langue nouvelle est devenue si naturelle à Schoenberg qu’elle ne sent nulle part l’apprêt, l’effort ni la gêne, et qu’elle se subordonne et s’adapte merveilleusement à la richesse, à la profondeur et à la délicatesse des sentiments qu’elle doit exprimer. Depuis son Opus 10 (2e quatuor à cordes, 1908), qui marque le commencement de sa seconde manière, Schoenberg avait semblé uniquement préoccupé de former sa langue nouvelle dans des œuvres de volonté pure, qui font penser parfois à des expériences compliquées de laboratoire’[vi], et où, dans la tension de l’esprit, tout appliqué à des recherches subtiles et laborieuses, la sensibilité paraît se contracter et se glacer. Avec le Pierrot lunaire, tout change. Schoenberg est maître de sa langue nouvelle. Dès lors, elle n’est plus en quelque sorte une fin en soi, mais le mode d’expression docile d’une riche sensibilité trop longtemps contenue. Le Pierrot lunaire est tout plein de ce romantisme, que Schoenberg a hérité des maîtres allemands du XIXe siècle, et qui débordait dans ses premières œuvres. Car l’œuvre est purement allemande, et, il faut bien le dire aussi, le sentiment qui la remplit n’est souvent autre chose que le vieux romantisme des clairs de lune blafards, des spectres allemand du Brocken et des nuits de Walpurgis. Sans doute, en raison peut-être de la courte durée des morceaux, cette sentimentalité s’exprime presque toujours avec une sobriété, une pureté, une absence de toute déclamation et de tout bavardage, qui nous ravissent et font illusion sur la veine un peu appauvrie à laquelle elle se rattache. Mais à la longue, on se déprend de cet enchantement, et ne peut s’empêcher d’être frappé du contraste entre cette langue musicale, la plus neuve et la plus originale de ce temps, avec la polytonalité de M. Milhaud, et le stade, aujourd’hui dépassé, de la sensibilité humaine qu’elle traduit. On nous a dit que lors des exécutions de Berlin et de Vienne, l’orchestre était caché par un paravent, et que Mme Zehme chantait costumée en Pierrot. Nous n’en sommes point surpris.
 
Par Roger Désormière (Le courrier musical, 1er février 1922)
 


[i] Dans cette notice, nous nous sommes beaucoup servi du livre d’Egon Wellesz, Arnold Schoenberg, Leipzig et Vienne, 1921
[ii] NDR Interprètes de la création à Berlin : Albertine Zehme, Eduard Steurmann (piano), Jakob Malinjak (violon/alto), Hans Kindler (violoncelle), H. W de Vries (flûte), C. Essberger (clarinette/clarinette basse)
[iii] NDR Société musicale indépendante,créée en 1909
[iv] et 5 La version allemande n’étant pas dans le même mètre que le poème original a dû être retraduite en français. M. Benoist-Méchin s’est acquitté à merveille de cette tâche délicate
[vi] NDR A ce propos, Pierre Boulez remarque : « Si l’on pense que ces « expériences de laboratoire » s’appellent, entre autres, les Jardins suspendus, les Cinq pièces pour orchestre, Erwartung, Herzgewächse, etc., c’est-à-dire le meilleur de la production de Schoenberg, on a beau droit d’être surpris. Cela nous donne à réfléchir sur la coupure entre l’œuvre de Schoenberg et le public le plus professionnel : coupure sur le plan de l’information, j’entends bien ; car les Cinq pièces op 16 mises à part, jouées par André Caplet, aucune de ces œuvres n’avait été, je crois, donnée à Paris. (En fait, l’op 16 aura un purgatoire particulièrement long avant d’être réentendu dans la capitale : 1957 !). Le hiatus, aggravé par les événements politiques, allait être l’un des faits marquants de l’entre-deux-guerres. » (P. Boulez, in Roger Désormière et son temps, Monaco, 1966)