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La "formation Pierrot"

Éclairage Par Dominique Druhen, le 15/01/2001

La date du 16 octobre 1912, qui vit à Berlin la création de Pierrot lunaire, restera sans doute l’une de celles qui auront marqué le XXe siècle – de celles qui, parmi d’autres, l’auront inauguré. Parce qu’en dehors de l’extrême qualité de la composition, Schoenberg y a posé quelques problèmes esthétiques majeurs, récurrents tout au long des décennies qui suivirent. On passera sur le statut du Sprechgesang (« parlé-chanté »[i]) réclamé par Schoenberg, statut jamais résolu d’ailleurs, et sur celui de la voix, placée à chacune de ses vingt et une stations, entre lied, mélodrame et rêve d’opéra, pour insister sur la composition de l’effectif instrumental. Les conséquences de ce choix furent si déterminantes pour le siècle, elles laissèrent une empreinte si forte dans les esprits et les mœurs musicales que l’originalité qui le caractérisait à l’époque peut nous échapper, tant ce choix s’est imposé jusqu’à nous apparaître banal. C’est ainsi qu’on entend dire couramment de telle ou telle formation qu’elle est du « type Pierrot lunaire » : c’est là presque un nom commun.
Dès l’origine, Schoenberg décide d’écrire pour cinq instrumentistes – mais pour huit instruments. Hormis le violoncelle et le piano, les trois autres musiciens jouent aussi : la flûte, du piccolo ; la clarinette, de la clarinette basse ; le violon, de l’alto. De multiples raisons expliquent cette stratégie ; certaines sont esthétiques, d’autres relèvent du simple pragmatisme, d’autres enfin obéissent au mouvement de l’histoire.
 
Enfants légitimes des quinze solistes de la symphonie de chambre
D’abord, l’exiguïté de la scène – la presse de l’époque la mentionne – aggravée par le fait que la diseuse Albertine Zehme était séparée de Schoenberg, au pupitre, et de l’ensemble instrumental par un paravent. Rien ne prouve néanmoins que le compositeur ait choisi son effectif en fonction de la surface du plateau – encore que cela ne soit pas impossible – mais l’anecdote vaut parce qu’elle démontrerait l’impact des contingences économiques sur la création. Plus généralement, Pierrot est un maillon dans l’évolution de Schoenberg, confronté aux mutations qui affectent la diffusion de la musique de création.
D’un côté, prenant acte des réticences qui commencent à se faire jour dans les grandes institutions, il va, même avant la mort de Mahler, dans les Pièces pour orchestre opus 16 notamment, entamer une « contre-offensive » – bien suivie par ses disciples – qui conduira à jouer la surenchère dans l’écriture de formes aphoristiques mais destinées à de très grandes formations. A l’inverse, il se souciera de combler le vide qui existait alors entre la musique de chambre et le répertoire symphonique, en écrivant pour de nouveaux effectifs. Sonnant comme huit, les cinq instruments de Pierrot sont les enfants légitimes des quinze solistes de la Symphonie de chambre de 1909.
Faire beaucoup avec peu, voici bien l’un des idéaux qui gouvernent Pierrot lunaire. Ceci s’accompagne d’un jeu sur la combinatoire qui assure tout autant la variété des coloris (augmentée par les différents modes de jeu pour chaque instrument) que l’illusion d’un effectif qui paraît encore élargi. Depuis longtemps, on a remarqué, tableaux de répartition en main, que Schoenberg avait strictement planifié les interventions de ses musiciens, se réservant de faire jouer les huit instruments dans la dernière pièce. Bien que le compositeur n’utilise pas toutes les possibilités de combinaison qui s’offraient à lui, des solos jusqu’à l’octuor – d’autres après lui les épuiseront –, il est presque certain qu’il fut guidé pal l’idée de continuum sonore – laquelle ne contredisait justement pas le principe de fragmentation de l’effectif, façonnant le complexe à partir du simple, le multiple depuis l’un, retrouvant peut-être tout ce qui unit le microcosme au macrocosme.
 
Des ensembles « à géométrie variable »
Tout ceci eut des conséquences prodigieuses sur l’avenir de la musique, tant en ce qui concerne l’invention des compositeurs que ce qui touche à la structuration des formations instrumentales, si tant est que ces deux aspects puissent être distingués. Pour des raisons aussi bien esthétiques qu’économiques et institutionnelles, les créateurs délaissèrent sensiblement le territoire de l’opéra et, moins sans doute, celui du grand orchestre au profit des multiples « formations de chambre élargies » que Pierrot suscita. Il serait alors impossible, et insensé, de négliger la part que représente toute la musique écrite pour ces ensembles « à géométrie variable » ainsi qu’on disait encore naguère – comme quoi l’idée de combinatoire avait fait son chemin –, si l’on voulait comprendre la seconde moitié du XXe siècle musical, à l’aube d’un tournant.
L’exemple qui vient alors immédiatement à l’esprit pour illustrer cette tendance est celui du Marteau sans maître de Pierre Boulez. Composée en 1955, l’œuvre se place directement – et délibérément – dans la lignée de Pierrot, non seulement parce que l’œuvre obéit aussi au principe de combinatoire (envisagé d’une manière plus générale puisqu’il inclut la voix dans son « décompte »), mais aussi parce qu’elle prescrit, comme chez Schoenberg, des temps de silence différents entre les pièces – une autre manière de composer le continuum. L’écrasante majorité des ensembles fondés dans la seconde moitié du siècle ont été structurés sur ce modèle : London Sinfonietta, Ensemble intercontemporain, Die Reihe, 2e2m, pour ne citer que les plus anciens. Bien sûr, le temps a fait son œuvre et la « formation de type Pierrot » a évolué parce que l’Histoire l’a réclamé. L’idée d’une « poly­instrumentalité » a été maintenue pour certains pupitres (la flûte et la clarinette, par exemple), mais pour ceux-ci la palette a été considérablement élargie à des instruments nouveaux, formant toute une famille, du très grave au très aigu. Certains instruments ignorés de Schoenberg, la percussion en particulier, ont été intégrés de manière sans doute définitive. L’habitude a aussi été prise d’introduire, pour des œuvres particulières, des partenaires étrangers à l’orchestre classique, comme le saxophone et la guitare, puis, évidemment, le synthétiseur et plus généralement l’appareillage électronique. Conséquemment, le piano, si présent dans la partition de Schoenberg jusqu’à brouiller la logique de la combinatoire, a vu sa place amoindrie. Notons aussi que les cordes y sont généralement présentes, à chaque voix étant associé un individu. En revanche, l’alternance du violon et de l’alto, joués par un même instrumentiste dans Pierrot, n’aura pas fait école.
En définitive, ce qui aura subsisté, ce qui aura même été développé, c’est le principe d’une musique de solistes appliqué à un effectif important.
 
Par Dominique Druhen


[i] Voir la préface de la partition, citée dans le texte de Roger Désormière p.4