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Orient-occident : vers une World Music ?

Grand Angle Par Alain Poirier, le 15/09/2000

Parallèlement à l’exposition « la Voix du Dragon », qui présente au Musée de la Cité de la Musique, du 21 novembre 2000 au 25 février 2001, une collection d’art campanaire et d’instruments chinois anciens, l’Ensemble intercontemporain a placé sa saison 2000-2001 sous le signe des relations orient-occident. Alain Poirier situe pour nous les œuvres musicales marquées par cette double influence.
 
Présenter une programmation sous le titre générique « orient-occident » pourrait induire une interprétation – de l’orient vers l’occident – si l’on n’y prenait garde, alors que la démarche inverse est tout aussi défendable. Si la réaction de la musique européenne à une culture orientale est chronologiquement la première au XIXe siècle, elle intervient avant tout dans une époque où l’Europe affiche sa prédominance économique et sociale, alors que les attitudes des compositeurs asiatiques, et japonais en premier lieu, seront imposées par des impératifs politiques : entre un état d’esprit prédisposé à accueillir, voire à annexer, un art étranger et une volonté de rivaliser en passant par l’intégration de modèles culturels occidentaux, la marge de manœuvre reste étroite et les réussites sont évidemment inégales. Les conditions de cette double importation sont primordiales pour en saisir les effets.
 
Des deux manières de pratiquer l’ « importation »
« Rappelle-toi la musique javanaise qui contenait toutes les nuances, même celles qu’on ne peut plus nommer, où la tonique et la dominante n’étaient plus que vains fantômes à l’usage des enfants pas sages. » Ce n’est pas un hasard si les propos ironiques de Debussy[i] sont régulièrement cités dès lors qu’il s’agit d’aborder les relations musicales entre orient et occident. Debussy fait ici allusion à l’Exposition universelle de 1889 où il a découvert le théâtre annamite et la musique indonésienne, sur laquelle il reviendra encore en 1913 : « La musique javanaise observe un contrepoint auprès duquel celui de Palestrina n’est qu’un jeu d’enfant. Et si l’on écoute, sans parti pris européen, le charme de leur « percussion », on est bien obligé de constater que la nôtre n’est qu’un bruit barbare de cirque forain[ii] ». Il est vrai que pour un compositeur qui cherchait comment écrire « après Wagner et non d’après Wagner », cet orient musical apparaissait à la fois comme une source de nouveauté et un alibi pour railler les vieilles règles de l’académisme ou encore fustiger les wagnérismes de ses confrères. En dépit de cette opposition trop lapidaire entre une musique qu’on apprend « aussi simplement qu’on apprend à respirer » et la situation de la musique européenne à la fin du XIXe siècle, c’est bien par son attitude que Debussy est régulièrement identifié comme le point de départ de l’intérêt d’un musicien occidental pour les traditions extrême-orientales.
À un autre degré, cet acte de reconstitution d’un spectacle « primitif » n’en est pas moins révélateur par le cadre dans lequel il a été transplanté : les expositions universelles, et notamment celle de 1878 à Paris qui proposait déjà une présentation d’art ancien et d’ethnographie, n’hésitent pas, dans le contexte européen à mentalité fortement colonialiste, à exhiber diverses manifestations de « civilisations contemporaines des civilisations primitives mais n’étant point entrées en contact avec elles et n’ayant exercé aucune influence sur la marche générale de l’humanité[iii] ». À croire que Debussy avait pris un malin plaisir à contredire les intentions des organisateurs…
À l’inverse, le Japon, qui est la première nation à renverser sa politique à partir de 1868, opte pour une adaptation rapide au contexte occidental afin de pouvoir rivaliser avec l’Europe. Bien que des missionnaires portugais aient tenté d’introduire la pensée occidentale dès le XVIe siècle, la persécution des chrétiens qui intervient après 1600 avait imposé un protectionnisme qui n’est donc plus d’actualité dans la seconde moitié du XIXe siècle. Travaillant activement à l’assimilation, l’empereur Meiji favorise les voyages d’étudiants et d’artistes japonais, dont les peintres envoyés en France seront les premiers bénéficiaires. Si les apports de la culture japonaise en Europe privilégient les arts plastiques et la littérature, la musique occidentale est d’abord importée au Japon… sous forme d’un répertoire pour fanfares militaires. C’est le musicien Izawa Shuji, envoyé officiellement aux États-Unis pour étudier les méthodes pédagogiques en 1875, qui a proposé une première synthèse entre la musique occidentale et celle traditionnelle du japon dans le but de forger une nouvelle musique nationale. De fait, la mutation sera moins brutale et l’évolution de la musique occidentale japonaise plus lente.
 
L’orient vu au travers de son théâtre
Les commentaires de Debussy décrivant le théâtre des Annamites (« Une petite clarinette rageuse conduit l’émotion ; un Tam-Tam organise la terreur… et c’est tout ! ») semblent encore trouver un écho dans ceux d’Antonin Artaud, à l’occasion d’une autre exposition, celle coloniale de 1931, à propos d’un spectacle de théâtre balinais qui, « tient de la danse, du chant, de la pantomime, de la musique – et excessivement peu du théâtre psychologique tel que nous l’entendons ici en Europe, remet le théâtre à son plan de création autonome et pure, sous l’angle de l’hallucination et de la peur[iv] », Un même « théâtre de la cruauté » chez l’un et chez l’autre, comme l’a montré André Schaeffner, apparaît comme révélateur de leur recherche, comme une étape de confirmation de leurs soifs respectives de sortir du théâtre « psychologique ».
Cette prise de conscience d’un art étranger à la culture ambiante avait déjà marqué l’attitude des peintres, comme en témoigne leur intérêt pour Hiroshige et Hokusai à partir de l’Exposition universelle de 1867 à Paris : Manet, Degas, Toulouse-Lautrec et Van Gogh ont collectionné des estampes japonaises. De même, nombre d’écrivains leur emboîteront le pas en avouant une fascination, souvent fantasmatique, pour cet orient lointain avant qu’un Claudel, ambassadeur de France en Chine dès 1895 et au Japon en 1921 ne saisisse l’essence du théâtre asiatique, et tout particulièrement celle du Nô. Faut-il encore citer les écrits de Brecht qui étudie « les effets de distanciation dans l’art dramatique chinois » (1937) ou la marque profonde de ce même théâtre sur l’œuvre de Genet ? Rares, par contre, sont les retombées musicales dans ce domaine, si ce n’est la tentative d’un Britten dans son opéra Curlew River inspiré d’une pièce de Nô (1964).
 
Les conditions de la résonance
Mesurer et identifier l’origine du modèle -oriental ou occidental- et la qualité de sa présence dans l’œuvre permet de déterminer quelques-uns des critères les plus marquants de cette rencontre. Les raisons pour lesquelles on peut déceler cette présence sont plus encore déterminantes : l’attrait de certains compositeurs français pour l’art japonais ou indonésien, ou plus récemment de compositeurs asiatiques pour la musique de Debussy ou de Messiaen n’est que le reflet de certaines correspondances latentes dans l’une ou l’autre de ces cultures. Comparable à un effet de « résonance par sympathie », et selon la force de celui-ci, les réactions s’inscriront naturellement dans un éventail allant de la simple imitation jusqu’à l’intégration. Le goût de Debussy pour des formes en constant renouvellement, pour des échelles particulières et plus encore son attachement à une notion temporelle différente – « une musique qui ne commence, ni ne finit » –, favorise autant la comparaison qu’il justifie en retour l’intérêt des compositeurs asiatiques pour son œuvre, De plus, et ainsi qu’on l’a maintes fois commentée, la conception particulière du devenir et la sensation d’une musique « s’inventant sans cesse », et qui se reproduit par répétition/ différence plutôt qu’au travers de formes hiérarchisées, produit un temps musical non directionnel, ce dont le contexte occidental est peu familier.
Dans le même esprit, la musique du XXe siècle tirera des enseignements, à des degrés divers, d’un art oriental plus ou moins stylisé qui occupe fortement les esprits dans la seconde partie du siècle. Il n’est d’ailleurs pas sans intérêt de constater que la fin des années soixante où l’on tente, avec plus ou moins de bonheur, de renouer avec une perception de type plus thématique, coïncide avec des positions consistant parfois à s’attacher à une tradition en adoptant une culture étrangère, parfois après avoir été de ceux qui prônaient la « table rase ». Les expériences des musiques « méditatives » de Stockhausen (Aus den sieben Tagen), ou même du célèbre Stimmung, se limitent à transposer des attitudes importées dans des contextes différents. Il est vrai qu’à cette époque, le parcours initiatique passait plutôt par Katmandu que par Darmstadt : le Zelig de Woody Allen a suffisamment démontré le côté éphémère des tours de caméléon…
 
Autant certains compositeurs occidentaux ont réclamé et revendiqué une forme d’amnésie dans l’immédiat après-guerre, autant nombre de créateurs orientaux ont dit leur attachement aux racines de leur culture originelle. Un attachement qui peut aller jusqu’à se traduire par le recours à des instruments traditionnels mêlés à des instruments occidentaux, comme l’ont réalisé les japonais Takemitsu (November Steps pour biwa, shakuachi et orchestre), Ichiyanagi (Wa pour deux kotos, piano et percussions) ou Hosokawa (Landscape V pour shô et quatuor à cordes), ou le Chinois Tan Dun (C-A-G-E pour piano, pipa, xun et voix). Le son physique prend ainsi valeur d’un matériau qui porte en lui, comme le formule Umberto Eco, « l’histoire des usages qui en ont été fait », susceptible de conférer une origine géographique à la musique, par-delà le langage utilisé. Façon de garder contact avec la culture directement par la matière, alors que des compositeurs expatriés comme la Coréenne Younghi Pagh-Paan n’en ressentent pas moins le lien avec leurs origines tout en écrivant pour des formations occidentales. Messiaen procédera différemment en proposant une « restitution » de sonorités japonaises dans ses 7 Haïkaï ; et particulièrement dans le mouvement intitulé « Gagaku », dans lequel les huit violons « essaieront de retrouver le timbre du shô, par un jeu aigre et acide » ou les hautbois et cor anglais qui doivent « vinaigrer » le timbre de la trompette pour évoquer le hichiriki (indications de l’auteur sur la partition) ; alors que, par métaphore, Boulez associe certaines couleurs instrumentales du Marteau sans maître (« le vibraphone se réfère au gender balinais, la guitare se souvient du koto japonais ») à un orient au second degré : « Ni la stylistique ni l’emploi même des instruments ne se rattachent en quoi que ce soit aux traditions de ces différentes civilisations musicales, Il s’agit plutôt d’un enrichissement du vocabulaire sonore européen par l’écoute extra-européenne, » (préface à la partition) ; à moins encore que cette même origine géographique, si tant est qu’elle soit identifiable dans la diversité, ne devienne à son tour un matériau sous la plume d’un compositeur occidental tel que Kagel dans Exotica pour instruments non européens : « Le fait que les interprètes aient été des Blancs représente une idée majeure de la composition relevant de la franche relativité du terme « Exotica »[v] ».
L’importance de la distorsion par rapport au modèle peut donc également affecter autant le discours que sa qualité sonore propre. Ainsi, le sentiment d’être partagé entre deux cultures qui peut résulter de la confrontation entre orient et occident peut apparaître comme conflictuel, comme l’ont ressenti certains compositeurs japonais qui ont connu successivement la séduction pour l’occident, puis la réaction se traduisant par la rencontre entre genres traditionnel et savant, pour parvenir à un équilibre entre techniques occidentales et esprit oriental. Il peut même s’agir pour Takemitsu d’ « avancer en même temps sur les deux voies, comme japonais de tradition et comme occidental de formation. L’utilisation de ces éléments foncièrement inconciliables au sein des procédés multiples de la composition, n’est à mes yeux qu’une première étape. Je ne veux pas résoudre cette fertile antinomie, mais au contraire faire se combattre les deux blocs[vi] ». Que dire alors de John Cage qui s’est engagé, en réaction à la tradition musicale de la vieille Europe transmise par Schoenberg, dans le bouddhisme zen ?
 
Les limites d’une conciliation
C’est en 1926 que le jeune André Malraux, dans La Tentation de l’occident, a ressenti le besoin de se dédoubler au travers du dialogue épistolaire entre un Chinois et un Français afin de tenter de cerner les différences d’esprit entre les deux cultures : « Celui-ci veut dresser un plan de l’univers, en donner une image intelligible, c’est-à-dire établir entre des choses ignorées et des choses connues une suite de rapport susceptibles de faire connaître celles qui étaient jusque-là obscures. (…) L’esprit oriental au contraire (…) s’ingénie à trouver dans les mouvements du monde les pensées qui lui permettront de rompre les attaches humaines. L’une veut apporter le monde à l’homme, l’autre propose l’homme en offrande au monde[vii] ». À un monde centré sur l’être humain qui, en tant qu’individu ou en groupe, essaie de s’adapter à la nature, voire de la domestiquer, le monde chinois ou japonais, confirme Shuichi Katô, oppose l’être humain comme partie intégrante de la nature, « l’un et l’autre étant imprégnés de la même force vitale[viii] », jusqu’à la conception de l’ œuvre en tant que reflet d’une spiritualité, ou même du statut de compositeur dans une culture qui a privilégié l’anonymat, l’adoption d’une autre culture a semblé utopique au XXe siècle ; il n’est pas impensable de voir cette distance considérablement réduite au siècle suivant. La tendance déjà très amorcée d’une uniformisation des approches et des enseignements, ne serait-ce qu’au travers des nombreux échanges et des étudiants chinois, japonais ou coréens qui fréquentent aujourd’hui le Conservatoire de Paris ou la Juilliard School de New York, peut conduire, si elle se confirme, à une forme nouvelle de World Music, jusque dans la création. En un sens, Messiaen avait amorcé la réalisation de cette autre chimère en empruntant ses matériaux à la métrique grecque, à la rythmique hindoue, ou en mêlant dans le cadre de la même œuvre des chants d’oiseaux – certes fortement stylisés – d’origines variées et qui ne peuvent, de ce fait, physiquement se rencontrer. Fonder un discours musical sur les différences est, dans un certain sens, une garantie de conserver la mémoire des cultures, qu’elles soient orientales, occidentales ou de n’importe quelle autre partie du monde.
 
Alain Poirier


[i] Lettre du 22 janvier 1895 in Correspondance de Debussy et Pierre Louÿs. José Corti, 1945, p. 41.
[ii] « Du goût », 15 février 1913, repris in Monsieur Croche et autres écrits, Gallimard, 1971, p. 223
[iii] Rapport général de l’exposition internationale de 1889, cité par P. Ory, 1889, L’expo universelle, Complexe, 1989, p. 19. C’est nous qui soulignons.
[iv] A. Artaud in Le Théâtre et son double. Gallimard, 1964, p. 81
[v] M. Kagel in Tam-Tam. Bourgois. 1983, p. 163
[vi] T. Takemitsu, « le son aussi fort que le silence », Salabert, 1980
[vii] A. Malraux, La Tentation de l’occident, Grasset, 1926, p. 113
[viii] S. Katô, Japon, la vie des formes, La Bibliothèque des arts, 1992