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Kurtág parle, ou le parlando chez Kurtág

Portrait Par Ivan Nagel, le 15/04/2000

A l’initiative de l’Ensemble intercontemporain, du Festival d’Automne à Paris, de la Cité de la Musique et du Conservatoire de Paris, le compositeur hongrois György Kurtág a été invité à résider à Paris deux saisons, jusqu’à août 2001. L’occasion pour nous de découvrir en de nombreuses occasions un compositeur également doué de qualités exceptionnelles de pédagogue. Plusieurs concerts lui seront consacrés, particulièrement à l’Institut Goethe le 19 avril et la Cité de la musique le 26 avril prochain lors de programmes de musique de chambre. Ivan Nagel. qui connaît bien à la fois l’homme et l’œuvre, nous parle ici de György Kurtág.
 

Ivan Nagel, né en 1931 à Budapest, a émigré en 1948. Il a étudié la philosophie et la sociologie auprès d’Adorno de 1952 à 1957 à Francfort. Critique de théâtre et de musique, il a été directeur des théâtres nationaux de Hambourg et de Stuttgart, et président du festival « Theater der Welt ». Auteur, entre autres, d’ouvrages sur Mozart, Goya, et les metteurs en scène Luc Bondy, Peter Sellars et Robert Wilson, il enseigne l’esthétique et l’histoire des arts de la représentation à l’Ecole des Beaux-Arts de Berlin.

 
 
Mesdames et Messieurs.
 
Un homme qui, à l’âge de soixante-dix ans, ne se verrait pas respecté et remercié en tant que Maître, c’est-à-dire, en tant qu’ « enseignant », aurait vécu en vain. Auprès de Kurtág, à l’Académie Ferenc Liszt de Budapest, se sont formées deux générations de merveilleux chambristes (parmi lesquels Zoltán Kocsis et András Keller). Aujourd’hui, compositeurs et interprètes à travers le monde s’inspirent de ses partitions. Depuis ce jour, il y a huit ans, où (bien tard, hélas  !) Luigi Nono me parla de lui avec une grande admiration, et où j’eus la chance de découvrir chez Bote & Bock un disque de ses Lieder, je me considère comme un élève dévoué de Kurtág. De toute évidence, la langue qu’il nous enseigne à tous se nomme musique  ; mais, depuis que j’ai connu Les Dits de Péter Bornemisza (1968) et les Quatre Chants de Pilinszky opus 11, il m’est permis de dire qu’il est une autre langue, encore, qu’il m’a réapprise : notre langue maternelle commune, l’incomparable langue hongroise. C’est de ce second apprentissage que je voudrais parler en m’adressant à vous – ainsi qu’à lui, avec toute ma gratitude.
 
Le hongrois est une langue incomparable, en un sens presque trop littéral  ; un idiome isolé, unique, au beau milieu d’un continent européen entièrement dominé par les langues romanes, germaniques et slaves. Durant quatre siècles d’occupation turque et autrichienne (entre 1500 et 1900 environ), la communauté hongroise n’a vécu que dans sa propre langue. Imaginez donc : au moment où se constituaient les cultures nationales européennes, l’État et l’autonomie n’étaient, pour le peuple hongrois, qu’un souvenir, et sa langue, le lieu du souvenir. Peut-être est-ce le poids effrayant de cette mission qui a conféré à la langue hongroise sa densité et sa force : la langue devait suppléer à l’être, être l’être. C’est pourquoi, en hongrois, les mots ont préservé cette force évocatrice, cette identité magique du nom et de l’objet qui est le propre de l’enfance et qui disparaît par la suite.
 
Kurtág est un compositeur incroyablement vocal  ; pourtant, ses monologues et ses Lieder ne sont pas des textes « mis en musique » : la musique n’habille pas les mots, mais au contraire les met à nu. C’est pourquoi le discours habituel qui prétend voir en Kurtág un dramaturge latent est donc, pour l’instant du moins, purement fantaisiste, et celui qui s’attend à le voir écrire son premier opéra verra certainement son attente déçue. Kurtág est un musicien lyrique, aussi bien au sens archaïque qu’au sens le plus contemporain du terme. De même que la parole dépouillée évoque l’objet, est l’objet, de même la phrase, faite de mots, devient, en certains endroits prégnants et quasi terrifiants, l’événement même qu’elle énonce et chante. Dans ln memoriam F.M. Dostoïevski, l’un des Chants de Pilinszky, la victime – qui récite plus qu’elle ne chante – d’un supplice à la fois physique et moral se dresse face à nos yeux, face à nos oreilles, couvrant son bourreau de honte, d’un seul regard. Et dans le tercet de Rimma Dalos : « La fine aiguille de la souffrance/Transperce mon cœur/J’en mourrai », les sons ne produisent aucune imitation, aucune représentation du texte ; le cœur même s’arrête de battre, s’immobilise dans la musique.
 
Le principe du « parler » est un trait fondamental dans la musique de Kurtág, y compris dans ses œuvres instrumentales. A l’image de Kafka qui, dans son Journal (source d’inspiration des Kafka-Fragmente, pour soprano et violon, 1985) note bien souvent des formes d’exercices plutôt qu’il ne retrace des expériences personnelles, Kurtág compose, dans le cycle ininterrompu pour piano, constituant une sorte de journal, intitulé Jatékok (Jeux), des exercices. Des exercices pour quoi faire ? Dans chacune de ses phrases, Kafka tente de transformer une figure linguistique en l’écho d’une figure mentale ; chez Kurtág, le geste musical se fait l’écho du geste parlé. Ce n’est pas un hasard si, dans Jatékok, la musique populaire hongroise est plus présente que dans d’autres œuvres du compositeur. Kodály faisait déjà remarquer, à propos de cette dernière, que l’une de ses caractéristiques principales, avec l’échelle pentatonique, était la fusion du rubato et du parlando. Dans la préface du premier volume de Jatékok, Kurtág note : « Nous devons nous servir ici de toutes nos connaissances et des souvenirs vivants que nous avons de la libre déclamation, du parlando/rubato de la musique populaire… et de tout ce que la pratique de l’improvisation a pu nous révéler jusqu’à présent. »
 
Le « rubato » ne vient donc aucunement donner carte blanche à une quelconque sentimentalité larmoyante (ce qui, par ailleurs, n’avait jamais été l’intention de Chopin, dans ses Mazurkas monologuantes, ni de Schumann, dans les récitatifs insérés à l’intérieur de ses compositions). C’est au contraire un moyen destiné à faire ressortir toute l’énergie linguistique, toute l’éloquence des sons. Qu’il me soit permis d’avancer l’hypothèse que la rencontre de Kurtág avec la musique de Webern lui a apporté une liberté d’expression, moins par le biais de l’atonalité que par la distension a-mélodique des intervalles ainsi que par l’extrême asymétrie des périodes, par lesquels Webern a fait jaillir le parlando dans la musique, tout particulièrement dans les Cinq mouvements ainsi que dans les Six Bagatelles pour quatuor à cordes (et davantage que dans les Lieder). Ce que Kurtág désigne sous le nom de Microludes, (pour piano dans le cycle des Jatékok, pour quatuor à cordes dans Hommage à Mihály András) et dont chacun sonne comme une phrase parlée, qui, avec force, veut et doit parler, reflète à la fois le point culminant du radicalisme lyrico-hermétique de Kurtág et l’intention historique de la langue hongroise d’essayer de construire et d’habiter une sorte de refuge contre une vie fausse, déterminée par un pouvoir extérieur et menacée par la violence.
 
Pourtant, le caractère « parlé » de la musique de Kurtág va bien au-delà de toute tentative pour protéger une subjectivité martyrisée ou une communauté en proie à la souffrance, à la fois d’un point de vue historique et collectif. Depuis que la lyrique hongroise existe, son langage constitue non seulement un refuge mais aussi un pont. Tous les grands poètes hongrois sont des traducteurs : les romantiques nous traduisent un Shakespeare imagé et ultra-romantique ; les modernes traduisent tout, de Sophocle et Dante jusqu’à Verlaine, Rilke et Yeats. De nos jours, Dezsö Tandori, le poète de l’opus 12, traduit Kleist. Mais Kurtág n’a pas seulement prêté sa voix à Kafka et à Beckett. Il est allé jusqu’à apprendre le russe afin que, du carcan phraséologique même du dernier oppresseur étranger, les accents les plus sincères et les plus irrépressibles de lamentation et de rage puissent jaillir et voler librement.
Passons maintenant au paradoxe qui semble réfuter notre métaphore du refuge et du pont, mais qui touche peut-être à ce qu’il y a de plus authentique dans la musique de Kurtág. Un paradoxe qui peut s’exprimer de la façon suivante : Le principe du dialogue ne dépasse pas, n’abandonne pas le lyrisme monadique, et souvent monodique, de Kurtág, tout au contraire il réside et agit en son noyau. Je vous prie instamment de me croire : si vous voulez aborder à ces musiques laconiques, auxquelles on n’accède que par la concentration la plus obstinée et l’attention la plus analytique, il vous faudra saisir, dans ces brefs monologues de Kurtág (ne dépassant souvent pas 17 ou 26 secondes) le dialogue perpétuel qu’ils contiennent : découvrir dans le même geste parlé la question et la réponse. Un secret que Kurtág a su protéger des lieux communs chers à certains musicologues en le cachant dans cette affirmation si simple : qu’il se tenait, pour sa part, à la structure périodique de la musique, à cette structure de question-réponse dont la validité s’était maintenue de Beethoven à Bartók.
 
Nous ne sommes donc pas confrontés à un drame savamment noué, une architecture prétentieuse qui engloberait toutes les « particules » du lyrisme ; mais c’est le drame lui-même qui vit au plus profond de cette lyrique, sous les espèces d’un dialogue entre lutte et entente. Tournons-nous une dernière fois vers les chants populaires hongrois : l’empreinte qu’ils ont inscrite dans la musique de Kurtág semble former une ébauche, une sorte de dessin d’enfant qui représente un pays de nulle-part, un pays d’utopie. Le « peuple » qui y vit, ce sont les voix criardes des vieilles chansons de jeu et de moqueries, ainsi que les voix tristes des complaintes s’élevant pour déplorer un deuil ou un pillage. Cette tache blanche dans le paysage obscur de Kurtág nous fait découvrir une place de marché, une assemblée populaire qui ose effrontément faire les vraies questions et réponses, libre de toute rhétorique, de tout mensonge officiel, mais libre aussi de ce jeu de cache-cache de la bonne éducation bourgeoise qui n’est qu’un camouflage de l’indifférence.
 
C’est un lieu où Toi et Moi pouvons lutter, en toute vivacité, nous affirmer l’un contre l’autre, mais aussi l’un pour l’autre, non pas par haine, mais par amour. Il va sans dire que ce « peuple libre », cette communauté humaine dont la musique de Kurtág a toujours voulu préserver les voix, n’a jamais le moindre rapport avec le « peuple des travailleurs et des paysans » des pays de l’Est, ni avec la compétition brutale et « libre » de l’Occident. Son modèle se trouverait plutôt dans une toute petite forme de communauté, par exemple un mariage heureux. Gageons que les « disputes conjugales » mises en scène par Márta et György Kurtág dans les pièces pour piano à quatre mains, telles que Choral furieux ou bien Dispute, auront peut-être remplacé et évité bien des bris de vaisselle. Ce qui, dans ces pièces, a pris la forme d’un jeu pianistique, représente le principe même du cycle Jatékok : la transformation de l’agressivité en jeu.
Au cours d’un entretien avec Reinbert de Leeuw, fondateur en Hollande du Schoenberg Ensemble, Kurtág dit de la première pièce des Jeux qu’elle doit être exécutée, ainsi qu’il est écrit sur la partition : « avec la paume de la main, au milieu du clavier ». Ce morceau est destiné à être joué par un enfant ou par un virtuose : « Le plus difficile (mais les enfants en ont l’expérience), c’est que nous devons, dans ces morceaux, vivre toute notre agressivité ; mais, dans le même temps, l’agressivité devient une forme musicale ». Le dilemme de la Nouvelle Musique entre la paralysie due à la mélancolie et l’agression de la barbarie, conflit qu’Adorno pensait encore insoluble, Kurtág l’a vécu et surmonté à chaque fois dans sa propre chair. Son parler, qui émergea d’une longue période d’angoisse et de silence, y compris à un niveau personnel, s’est mué en une magnifique et difficile affirmation de soi. Ne l’oublions pas, pendant des années ce n’est pas la composition mais la musique de chambre qu’il a enseignée à Budapest : un combat ludique entre des voix, soit l’exact opposé de la barbarie.
 
J’aimerais conclure par le témoignage de Reinbert de Leeuw, véritable profession de foi à propos du maître, de l’ « enseignant » Kurtág : « Je connais assez bien la musique contemporaine, mais les vraies découvertes se produisent quand je me trouve face à une musique imprévue, parce que précisément je n’aurais jamais pu l’imaginer. C’est un instant comme celui-là qui change notre perception de la musique ; à partir de là, la musique n’a plus pour nous le même sens ; c’est à ce genre de musiques qu’appartient la musique de Kurtág. »
 
Ivan Nagel
Allocution prononcée le 19 février 1996, salle de musique de chambre de l’Orchestre Philharmonique de Berlin, à l’occasion du soixante-dixième anniversaire de György Kurtág. Texte traduit de l’allemand par Beatrix Raanan.