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[solo] Benny Sluchin, trombone

Portrait Par Bruno Serrou, le 15/01/2000

Interprète, pédagogue, mathématicien, Benny Sluchin est un chercheur-né. Après From Needle’s Eye, concerto de Marco Stroppa qui lui est dédié, l’Ensemble a inscrit au programme de la saison 1999-2000 la création à Paris d’un drame musical de Peter Eötvös, As I Crossed a Bridge of Dreams, où le trombone joue un rôle tout particulier.
 
Le 27 janvier prochain, vous serez l’un des interprètes d’une œuvre nouvelle de Peter Eötvös, As I Crossed a Bridge of Dreams, créée à Donaueshingen en octobre dernier. Quelles sont les particularités de cette partition ?
La partition de Peter Eötvös illustre le journal laissé par une Japonaise du XIe siècle, dont la langue et l’esprit sont éminemment poétiques. As I Crossed a Bridge of Dreams est une pièce de 45 minutes que l’on peut qualifier de théâtrale. La narratrice est une authentique comédienne. Elle s’exprime toujours accompagnée de son alter ego, le trombone alto, qui joue derrière un miroir et a lui-même pour reflet le trombone contrebasse. Ces trois parties sont en fait un seul et même personnage.
 
Dans cette œuvre, vous utilisez un instrument très particulier…
En effet, je joue dans cette pièce un trombone alto (un membre aigu de la famille des trombones) auquel a été ajouté un second pavillon. la facture instrumentale avait déjà exploré cette voie au XIXe siècle pour obtenir des timbres nouveaux et des caractéristiques différentes de rayonnement du son. Mais Peter Eötvös associe ce procédé à l’électronique : le son est ainsi transformé et spatialisé dans la salle selon le pavillon utilisé.
 
Une telle œuvre vous paraît-elle bénéfique dans votre approche de l’instrument et dans votre conception du métier de musicien ?
Je me réjouis de travailler dans ce monodrame. En tant qu’instrumentistes, il nous arrive assez rarement de travailler en profondeur le mouvement et la mise en espace. Participer à un tel projet demande un investissement extrêmement important.
 
Ne regrettez-vous pas que les instrumentistes ne soient pas plus souvent sollicités sur les plateaux?
Tenir un instrument n’a rien de statique, et pourtant nous avons peu d’occasions de travailler cet aspect du jeu instrumental. En 1996, nous avions mené une expérience passionnante en interprétant une œuvre de Patrick Marcland, Étude, avec une chorégraphie de Nadine Hernu associant six musiciens et trois danseurs. Le travail de mise en scène avec Thea Brejzek pour la création de janvier s’avère aussi très enrichissant. Son approche est intimement liée à la musique.
 
Benny Sluchin, vous êtes israélien. Qu’est-ce qui vous a incité à vous installer en France ?
La création de l’Ircam et de l’Ensemble intercontemporain représentait pour moi une véritable aventure, qui m’a encouragé à opter pour Paris.
 
Comment avez-vous choisi le trombone ?
Vers l’âge de quatorze ans, j’ai décidé d’entrer dans une harmonie municipale avec en tête le projet de jouer de la clarinette. Mais l’orchestre avait suffisamment de clarinettistes et manquait de trombonistes… Parallèlement à l’étude de la musique, j’ai aussi fait des études de mathématiques et de philosophie à l’Université de Tel Aviv. Plus tard, à Paris, j’ai présenté une thèse de doctorat en mathématiques.
 
Qu’est-ce qui vous a mené vers une carrière de musicien ?
Mon activité au sein de l’harmonie municipale a d’abord été une simple occupation extra-scolaire, mais je me suis très vite retrouvé dans un orchestre, l’Orchestre des Jeunes d’Israël, puis dans une formation symphonique professionnelle, l’Orchestre Symphonique de Jérusalem, et à l’Orchestre Philharmonique d’Israël.
 
Avez-vous eu l’occasion de travailler avec de grands chefs, à cette époque ?
J’ai eu la chance de travailler, par exemple, avec Leonard Bernstein et Zubin Mehta. Avec Bernstein, j’ai joué Mahler, et cette expérience m’a profondément marqué. Bernstein était un grand artiste, imprégné de musique. De même, Otto Klemperer, Georg Solti ou Istvan Kertesz m’ont transmis des acquis essentiels pour un musicien.
 
Ensuite vous êtes allé à Cologne, pour suivre les cours de Vinko Globokar, grâce à une bourse du gouvernement fédéral allemand. Etait-ce le Globokar tromboniste ou le Globokar compositeur qui vous intéressait ?
Le tromboniste. Je l’avais découvert grâce à un disque qu’il avait consacré à l’avant-garde. Ce disque, l’un des tout premiers du genre, je crois, m’a permis d’écouter l’instrument en solo. Globokar m’a énormément appris : la pédagogie française, dont il est issu, et le répertoire contemporain.
 
Vous êtes resté à Cologne jusqu’en 1978…
… jusqu’à la création de l’Ensemble intercontemporain. Globokar m’a conseillé de me présenter au concours. Je connaissais la réputation de Pierre Boulez. L’Ircam et l’Ensemble intercontemporain représentaient pour moi l’occasion de progresser dans mes études musicales. L’orchestre symphonique m’avait permis d’aborder un large répertoire, mais assez limité du point de vue de mon instrument. De nouvelles possibilités s’ouvraient pour moi.
 
Pour la reprise de Solo de Stockhausen vous avez réalisé la partie informatique.
Solo a été composé il y a plus de trente ans. A l’origine, il s’agit d’une pièce qui utilise des techniques analogiques (bande magnétique, délais, filtres…). C’est une œuvre très complexe, qui nécessite l’assimilation de plusieurs pages d’explications et la collaboration de quatre assistants. Mon apport consiste dans la programmation informatique de plusieurs tâches, dans le souci de conserver l’idée de la pièce, d’en faciliter l’exécution, et afin de la mettre à jour du point de vue technologique. J’ai pu travailler avec le compositeur, ce qui s’est révélé très gratifiant…
 
Être membre de l’Ensemble intercontemporain rend-il plus facile le contact avec les compositeurs ?
Tous les cas de figure se présentent. Parfois on discute avec un compositeur et, deux mois après, il téléphone pour annoncer : « J’ai une pièce pour vous ». Cela a été le cas avec Pascal Dusapin, en 1987, pour Indeed, une pièce pour trombone solo. Pour Keren, j’avais rencontré Iannis Xenakis à plusieurs reprises, et nous avions discuté de tout autre chose que de la pièce qu’il était en train d’écrire pour moi, ce qui m’a d’ailleurs permis d’avoir des échanges très profonds avec lui. La pièce de Marco Stroppa, From Needle’s Eye, dont j’ai donné l’intégrale le 22 octobre dernier à la Cité de la musique, est à la fois le fruit d’une commande de l’Ensemble et l’aboutissement de plusieurs années de travail en commun sur la technique instrumentale. Stroppa avait ses idées, j’avais les miennes, il me fournissait des pages d’écriture, je les lui jouais, il me demandait des informations complémentaires, je lui donnais des précisions, il ajoutait des idées nouvelles, etc. Voilà pourquoi les relations entre un compositeur et un interprète sont si intéressantes. Cet échange a duré plusieurs années, sans résultat concret. Jusqu’à ce qu’un jour l’Ensemble intercontemporain passe commande d’une œuvre nouvelle à Stroppa, qui a pu tirer profit de notre travail.
 
Que vous apporte la relation privilégiée de l’Ensemble intercontemporain avec l’Ircam ?
Je crois être l’un des musiciens de l’Ensemble à en avoir pleinement profité, en menant plusieurs projets sur l’acoustique instrumentale. En collaborant avec l’équipe acoustique de l’Ircam, j’ai pu aborder des sujets tels que les sourdines des cuivres, les sons multiples, le jeu et le chant simultanés. Les recherches de l’Ircam, d’ordre scientifique, aboutissent normalement à la publication, et elles se révèlent souvent intéressantes pour les compositeurs. Par exemple, les sourdines des cuivres placées à l’intérieur du pavillon modifient à la fois le comportement acoustique de l’instrument et son timbre. Les compositeurs sont peu concernés par l’incidence de la sourdine sur le jeu de l’instrument, mais en revanche ils sont très sensibles aux timbres nouveaux susceptibles d’être exploités.
 
Vous intéressez-vous à l’enseignement ?
J’enseigne le trombone dans des conservatoires, et j’ai des élèves de tous les niveaux. J’estime qu’il est important de ne pas transmettre notre savoir uniquement de manière orale. C’est la raison pour laquelle j’ai écrit des textes pédagogiques sur mon instrument. Dans le même but, j’ai conçu une collection intitulée Brass Urtext, publiée par les Editions Musicales Européennes, dont l’intention est de présenter au public une version fidèle des outils pédagogiques du passé.
Propos recueillis par Bruno Serrou