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[solo] Alain Damiens, clarinette

Portrait Par Bruno Serrou, le 15/09/1999

Clarinettiste à l’Ensemble intercontemporain depuis 1977, Alain Damiens vient de participer successi­vement à l’enregistrement de trois disques : Répons/Dialogue de l’ombre double, de Pierre Boulez, l’intégrale des Sequenze de Luciano Berio, et un disque consacré à la clarinette américaine contemporaine avec des œuvres de compositeurs aussi variés qu’Elliott Carter (son Concerto pour clarinette, de 1996, dédié à Alain Damiens), Steve Reich, Howard Sandroff et John Adams.
 
Comment devient-on clarinettiste ?
Au départ, la musique m’a attrapé, car ce qui m’a immédiatement fasciné, c’est sa force incommensurable, qu’on n’a guère besoin de mots pour décrire… Ensuite la clarinette s’est imposée d’elle-même. Elle m’a permis de voyager dans le son, à travers l’histoire, de faire des rencontres anciennes ou présentes, fortes et stimulantes.
 
Vous êtes né à Calais, dans une région, le Nord-Pas-de-Calais, où les instrumentistes à vent sont très nombreux.
Cette tradition remonte à la fin du XIXe siècle, époque de l’industrialisation où le travail était dur. Les grands patrons finançaient des harmonies pour que leurs ouvriers puissent se retrouver le soir. Chaque ville avait la sienne. Mes parents étant musiciens, je suis rentré très tôt au Conservatoire de Calais. J’ai commencé par le piano et ensuite la clarinette. J’ai eu deux très bons professeurs, qui m’ont inculqué une discipline de l’instrument et un travail très soutenu. Le premier à Calais, Albert Ducrocq, et Ulysse Delécluze au Conservatoire de Paris. En 1968, mes premiers Prix en poche, j’ai eu la chance d’avoir une bourse d’études aux Etats-Unis. J’ai alors travaillé avec de réels professeurs de musique de chambre. Le niveau professionnel était extrêmement élevé, et j’ai appris le plaisir et la motivation dans l’exercice du travail collectif. De retour en France, j’ai vite compris que je ne pourrais passer toute ma vie de musicien avec le répertoire très limité de la clarinette, aussi magnifique soit-il. J’ai très vite pu puiser ma motivation dans le XXe siècle parce que je souhaitais rencontrer le plus tôt possible les compositeurs, me nourrir de leurs critiques, de leurs conseils, découvrir des musiques qui m’étaient jusqu’alors inconnues, de nouvelles façons de jouer, d’autres formes d’expression artistique. Nous parlions musique et plus seulement clarinette.
 
La clarinette est aussi l’un des instruments de prédilection des musiciens improvisateurs. Vous sentez-vous leur égal ?
Je me suis intéressé moi-même à la musique improvisée, grâce à Vinko Globokar. Improviser est fondamental dans le parcours d’un musicien. Essayer d’imaginer un discours musical autre que celui d’une partition écrite oblige à puiser dans nos possibilités techniques et à aller plus loin dans nos connaissances académiques, à nous dépasser pour acquérir une plus grande maîtrise de l’instrument. Ce qui me fascine chez les jazzmen c’est que l’instrument est d’abord un moyen, l’acte créatif étant le but. Ils arrivent ainsi à faire passer énergie et émotion, avec une telle facilité qu’on oublie très vite les petits problèmes que les musiciens se posent : eau, anche, etc.
 
Cela ne vous a-t-il pas incité à devenir vous-même compositeur?
Non ! pour moi le compositeur et l’interprète sont complémentaires. Il y a tellement de plaisir a créer et recréer les pièces du XXe siècle… L’interprète doit être disponible et répondre oui à la création, surtout quand on est à l’Ensemble intercontemporain !
 
Est-il important pour vous d’enseigner ?
J’enseigne parce que j’aime parler musique, aider les étudiants à résoudre des problèmes que j’ai moi-même connus. Enseigner est un acte extrêmement difficile qui demande une grande disponibilité, notamment d’écoute, car il faut apporter des réponses simples à des questions complexes. J’ai choisi de travailler à la fois au Conservatoire de Paris et au Conservatoire National de Région d’Aubervilliers-La­-Courneuve. Cela me permet d’être à la fois en contact avec les futurs professionnels, et à Aubervilliers où l’on donne un enseignement musical aux jeunes de la région, auxquels l’accès à la musique est quasi impossible en dehors de l’enceinte du conservatoire.
 
Quand êtes-vous entré à l’Ensemble intercontemporain ?
En avril 1977 et je ne regrette pas une minute d’y être encore… Je suis venu à la musique contemporaine et à l’Ensemble intercontemporain grâce à Pierre Boulez, parce que c’était un challenge, et que je ne me voyais pas ailleurs…
 
Vous avez enregistré pour Deutsche Grammophon Dialogue de l’ombre double de Pierre Boulez en complément de Répons, auquel vous avez aussi participé. Comment s’est passé l’enregistrement de cette œuvre que vous avez créée et jouée plus d’une trentaine de fois en concert ?
Il s’agit de la dernière version que j’ai enregistrée avec son auteur comme directeur artistique. Nous avons gravé la pièce en deux jours, ce qui est rapide. Pour l’enregistrement, Pierre Boulez sait parfaitement ce qu’il veut, ce qu’il peut demander à l’interprète, comment l’inciter à aller plus loin pour arriver au plus près de ce qu’il a imaginé. La meilleure technique d’enregistrement consiste à faire de très longues prises puis ce que l’on appelle des « rustines » ou de la « microchirurgie ». Il en est ainsi avec Boulez, et c’est la seule possibilité pour que durée, souffle, continuité du discours musical demeurent et soient perceptibles à l’audition.
 
Que représente à vos yeux Dialogue dans le répertoire contemporain, ou dans l’œuvre de Boulez ?
Dans la création de Boulez je ne saurais répondre, mais dans le répertoire c’est une œuvre « incontournable », d’une force émotive fascinante pour l’interprète et surtout – et d’abord – pour le public.
 
Vous avez aussi participé à l’enregistrement Deutsche Grammophon des Sequenze de Luciano Berio et, pour Virgin, au Concerto pour clarinette d’Elliott Carter. Ces trois compositeurs, avec Boulez, ont-ils pleinement saisi les aptitudes de la clarinette?
Ces trois musiciens sont de très grands compositeurs et possèdent leur métier à fond. Ils ont tous leurs propres griffes. Des griffes de chat, de lion, de tigre, mais chacun a son côté félin. La Sequenza de Berio est une grande ligne ininterrompue, simple, mélodique. Chez Boulez, la mélodie est plus cachée mais l’auditeur peut parfaitement suivre. La musique de Dialogue se situe surtout dans l’espace. Dans son Concerto, Carter utilise des moyens d’expression me faisant penser à Bartók, avec à la fois une sauvagerie, une vélocité, une vitesse d’expression très concentrées. On y trouve tout autant Mark Rothko que Jackson Pollock ou Alexander Calder.
 
Avez-vous travaillé avec Carter son Concerto que vous avez créé voilà deux ans avec l’Ensemble intercontemporain ?
Je suis allé le voir à New York pour le lui jouer. Il me l’a fait travailler, je lui ai posé des questions… Après avoir créé l’œuvre, j’ai réfléchi à son enregistrement, et je suis parti sur l’idée d’un disque consacré à la musique des Etats-Unis associant Elliott Carter, Steve Reich, Howard Sandroff, la musique électroacoustique et John Adams, David Robertson et l’Ensemble intercontemporain étant les partenaires les plus expérimentés pour cette réalisation.
 
Pourquoi Carter et Adams sur le même disque, alors que leurs mondes sont fondamentalement différents et s’ignorent l’un l’autre?
Les querelles esthétiques ou les désaccords entre compositeurs ne sont pas mon problème. Mon problème d’interprète est de faire coexister dans un même disque ou un même concert des compositeurs qui sont contraires. Et, qu’on le veuille ou non, Steve Reich est aussi important qu’Elliott Carter ou que John Adams. J’ai un point de vue personnel, mais j’ai pris un plaisir immense à enregistrer ces pièces et à les placer côte à côte. C’est cela aussi les Etats­Unis. Il tombait sous le sens qu’André Trouttet devait enregistrer ici la pièce de John Adams, à la fois parce qu’il l’avait déjà jouée en concert, sous la direction de David Robertson, et parce qu’étant mon coéquipier à l’Ensemble intercontemporain, son apparition manifeste un partage qui, dans notre travail, est celui de tous les jours.
Propos recueillis par Bruno Serrou