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Berio, Kurtág et les mots

Grand Angle Par Enzo Restagno, le 15/09/1999

Passaggio, de Luciano Berio, et Beckett: What is the Word, de György Kurtág, sont deux œuvres particulièrement significatives de ce lien entre musique et texte qui guide notre saison 1999-2000. Le musicologue italien Enzo Restagno, également directeur musical du festival Settembre Musica à Turin, replace pour nous ces œuvres dans un réseau d’affinités entre les deux compositeurs et quelques-uns des écrivains les plus marquants de notre temps.
 
Il est une chose qui m’a toujours émerveillé, c’est que les mots d’un poète puissent, tel un champ magnétique, diriger le par­cours d’un musicien ; non pas pour rêver d’hypothétiques complémentarités ou « correspondances », mais pour dissiper un peu plus cette auréole de mystère qui enveloppe avec tant de ténacité le sens des mots et des sons.
Dans Surgi de la croupe et du bond, troisième des Poèmes de Mallarmé et, en toute objectivité, beaucoup plus ardu que les deux précédents, Soupir et Placet futile, la musique de Ravel se cabre pour suivre l’enchevêtrement abscons de vie, de mort et de créativité auquel fait allusion une simple silhouette de verre. Le défi intellectuel lancé par ces vers obligeait non seu­lement à se montrer rigoureux dans la composition, mais en outre, comme cela arrivera ultérieurement avec Pierre Boulez, à repenser radicalement le langage. Si les vers de Mallarmé et le projet sous-entendu des fragments désarticulés du Livre sont essentiels pour comprendre certaines compo­sitions de Boulez, nous serons conduits vers des découvertes analogues par Joyce, Beckett, Kafka, Brecht et d’autres écrivains ayant eu, dans des mesures diverses, leur influence sur la musique de Luciano Berio et de György Kurtág dont il sera question dans ces pages. Nous prendrons comme point de repère idéal deux de leurs composi­tions assez éloignées dans le temps : Passaggio de Berio, qui fut donné à la Piccola Scala en 1963, et Beckett: What is the Word[1] de Kurtág, présenté à Vienne en 1991, sous la direction de Claudio Abbado. Derrière l’une et l’autre de ces œuvres on trouve des méditations complexes et fertiles sur des textes littéraires. L’intitulé exact de Passaggio est: «Mise en scène de Luciano Berio et Edoardo Sanguineti pour soprano, deux chœurs et instruments». Un ouvrage, donc, pour le théâtre, dont le texte a été écrit par un des écrivains les plus intelligents ayant travaillé avec Berio, cet Edoardo Sanguineti capable en l’occurrence de conjuguer avec habileté les influences qui hantaient à l’époque la fantaisie créatrice du musicien, lesquelles étaient essentiellement au nombre de deux : Joyce et Brecht.
La première rencontre entre Berio et Joyce avait eu lieu presque par hasard en 1953, avec trois œuvres lyriques pour voix féminine, violoncelle, clarinette et harpe, qui constituent la délicieuse Chamber Music. Presque par hasard, disons-nous, parce que, en mettant ces trois œuvres en musique, Berio ne pouvait imaginer à quels résultats devait le mener cinq ans plus tard une connaissance plus approfondie des textes de Joyce. L’intervalle qui sépare, dans le temps, la Chamber Music de Thema (Omaggio a Joyce), réalisée en 1958 avec un travail électronique très fouillé sur la voix de Kathy Berberian lisant le début du « chapitre XI »[2] d’Ulysse, regorge d’événements qui ont permis à Berio de conquérir son originalité. Parmi les plus saillants, figurent en 1954 l’ouverture, à Milan, du Studio de Phonologie et la même année la représentation de L’Opéra de quat’sous de Brecht, monté au Piccolo Teatro de Milan dans une mise en scène de Giorgio Strehler.
A l’attrait exercé par la musique électronique et par le « théâtre épique », il convient d’ajouter la lecture de Joyce et l’étude de la linguistique structurelle, entreprises toutes deux en compagnie de son ami Umberto Eco. Berio qui s’engageait ainsi sur des routes aussi nouvelles n’avait même pas trente ans, mais il avait déjà su cultiver à merveille l’héritage de la musique « sérielle » qui déferlait à l’époque sur l’Europe. Au cours de la seconde moitié des années 1950, le système « sériel » commença à entrer en crise et Berio découvrit dans la méditation sur le langage de Joyce un terrain fertile et encore vierge. Pour comprendre cette fertilité, il faut voir de quelle façon Berio sut développer musicalement les suggestions contenues dans le texte de Joyce utilisé pour Thema. Dans la structure générale d’Ulysse, il existe une correspondance entre les « chapitres » pris individuellement et les différents arts : le onzième, en particulier, celui des sirènes, est associé à la musique. Il est donc naturel que Joyce développe dans ces pages la « musicalisation » de son écriture qu’il étend dans plusieurs directions : d’une part, une intensification des allitérations et des onomatopées, d’autre part l’autre organisation des entrées des personnages et des situations, conçue selon le processus de la Fuga per Canonem (fugue en canon). Stuart Gilbert a analysé la structure de la « fugue » contenue dans la scène qui se déroule au bar Ormond, identifiant chez les barmaids le sujet, chez Bloom la réponse, chez Boylan le contre-sujet et chez les autres personnages les épisodes de la fugue. S’agissant d’une œuvre littéraire, le processus du canon ne permet pas de véritables superpositions, mais la juxtaposition des épisodes, les entrées des personnages et des citations musicales finissent par transcender le courant narratif rectiligne en construisant une intrigue qui s’inscrit cycliquement dans l’espace. Ainsi le lecteur en est-il induit à abandonner le schéma de la lecture, fondé sur le caractère séquentiel des épisodes, pour se lais­ser aller au gré d’une logique différente faite de rappels, d’assonances et de retours. Ce passage à une autre dimen­sion perceptive en vient à constituer le plus puissant stimu­lus pour le travail de Berio, qui entend pousser jusqu’à ses conséquences extrêmes l’œuvre de Joyce. Le musicien extrait en effet du texte quelques fragments doués d’une intense connotation musicale et s’en sert pour explorer la frontière entre le son porteur de signification linguistique et le son totalement résolu dans sa nature acoustique. Les opérations complexes d’analyse, de classification et même de superposition de diverses langues (dans Thema, le texte de Joyce est présenté dans la langue originale, mais aussi dans ses traductions française et italienne) que Berio effectue sur les matériaux acoustiques prélevés dans le texte de Joyce aboutissent à une organisation polyphonique qui, suivant une espèce de « mouvement pendulaire », tantôt met en évidence l’image sonore et tantôt la masque. La compré­hensibilité fluctuante du texte devient ainsi un des paramètres de la composition, qui peut être utilisé pratiquement de la même façon que la densité de la structure. Ce para­mètre demeure indéfectiblement acquis dans l’œuvre de Berio et deviendra avec le temps un point fort dans l’organisation des structures dramatiques, comme allait le démontrer peu de temps après l’exemple théâtral de Passaggio.
Pour mieux comprendre l’importance de la compréhensibilité fluctuante en tant que paramètre dramatique, il est opportun de se référer à un détail concernant une mise en scène de Beckett. En 1973, lorsque Not I[3] a été monté au Royal Court Theatre de Londres, Beckett a voulu que ce monologue désespéré fût récité par l’actrice Billie Whitelaw à une vitesse démente, non pas pour émousser le sens des paroles, mais pour rendre encore plus évident le caractère désarticulé, voire fulgurant du texte. Avec Not I de Beckett, nous nous rapprochons du morceau de Kurtág, mais avant de l’affronter directement, nous devons rappeler une autre implication contenue dans la rencontre entre la musique de Berio et le texte de Joyce. C’est en effet l’auteur d’Ulysse qui a dépeint le geste comme une synthèse de toute projection dramatique : « So that ges­ture, not music, not odours, would be a universal language, the gift of tongues ren­dering visible not the lay sense but the first entelechy, the structural rhythm »[4]. Le potentiel gestuel de la parole était donc à développer et Berio y viendrait en 1960 avec Circles, non plus sur les paroles de Joyce, mais sur celles de E-E. Cummings. Les transformismes acoustiques de cette partition, dans laquelle les phonèmes suggèrent des extensions instrumentales et vice versa, si surprenants soient-ils, ne doivent pas détourner l’attention du spectateur de la composante gestuelle soulignée par le fait que la cantatrice se déplace vers diverses zones du plateau, selon un tracé fort précis. Ce qui compte véritablement, c’est l’énergie cinétique libérée par ces transformations acoustiques, c’est-à-dire le prolongement gestuel des transformations mêmes qui ont induit Berio à affirmer que « les aspects théâtraux de la représentation sont inhérents à la structure de l’œuvre qui est avant tout une structure d’actions, afin qu’elle soit écoutée comme un spectacle et regardée comme une musique ». Passaggio est donc aussi, principalement, une « structure d’actions » qui porte sur les planches les sug­gestions provoquées par le théâtre « épique » de Brecht. Suivant un parcours « par étapes », la protagoniste arpente la scène, allant occuper des positions indiquées par un graphique, et dans ses déplacements elle est tantôt assistée, tantôt contrariée par deux chœurs, l’un mêlé aux instruments de l’orchestre, l’autre éparpillé parmi le public. L’histoire de la femme que nous voyons bouger sur la scène est une histoire dans laquelle nous remarquons comme points saillants l’oppression, la violence, la torture et la « marchandisation ». Ce sont les concepts-charnières du théâtre brechtien et ce sont aussi ceux que le spectateur retient en dernier lieu, du fait que les détails individuels se volatilisent.
 
Passaggio : un texte plurilingue
Que reste-t-il à la fin d’une histoire humaine ? semblent se demander Berio et Sanguineti. Il reste justement ces concepts-charnières, mais alors celui de Passaggio est le squelette d’une histoire. Avec un peu de présomption philosophique, on pourrait dire que Passaggio est une histoire dont il ne reste que la substance et non les accidents ; et cette substance, Berio et Sanguineti y parviennent avec un texte plurilingue doté d’articulations quelque peu brisées, un texte que l’organisation musicale, usant habile­ment de la fluctuation de la compréhensibilité et de l’intensité du geste, finit par débar­rasser de tout élément superflu de subjectivité.
On ne peut manquer de noter l’analogie entre le texte plu­rilingue de Sanguineti et certains motets de l’Ars antiqua polytextuels et plurilingues, incompréhensibles en appa­rence, mais en réalité solidement unifiés par un concept unique qui pénètre comme une lymphe à l’intérieur de chaque cellule de la musique.
Circles, et tout de suite après Passaggio, demandent donc au spectateur de passer de la vue à l’ouïe avec une agilité capable de bouleverser parfois les schémas habituels de la perception, en mettant en pratique cette entéléchie du geste prédite par Joyce. Sur cette complémentarité un peu mystérieuse de l’écoute et de la vue, ou d’une écoute dans laquelle se confondent le sens et la réflexion, écoutons ce que nous dit William Carlos Williams :
« Well, shall we/think or listen? Is there a sound addres­sed/not wholly to the ear ?/We half close/our eyes. We do not/hear it through our eyes./It is not/a flute note either, it is the relation/of a flute note/to a drum. I am wide/awake. The mind/is listening »[5]
Dans un de ses rares textes autobiographiques Kurtág note : « J’ai d’ailleurs l’impression que ce n’est pas forcé­ment avec les oreilles que j’entends et avec les yeux que je vois », et se remémorant une déconcertante impression de l’espace, perçue à l’intérieur de la cathédrale de Chartres, il ajoute : « J’y ai eu l’impression de sentir l’espace avec ma peau, avec mon dos, lorsque je ne regardais pas… Pour moi, il en va fréquemment de même pour la musique. Elle passe d’une façon mystérieuse d’une sensibilité à l’autre, j’entends les choses sans les entendre. »
Les impressions de ce genre troublent profondément, mais elles ne sont pas immédiatement fructueuses : ainsi en a-t-il été aussi pour Kurtág, dont nous retracerons à présent briè­vement l’itinéraire musical en compagnie des écrivains. Précisément au moment où Berio mettait en œuvre ses intuitions musicales sur des textes de Joyce, Kurtág s’agitait sur la scène parisienne, en quête de sa propre originalité. Pendant un an (entre 1957 et 1958) il avait pu étudier auprès de Messiaen et de Milhaud, mais sans rien retirer à l’apport de ces deux grands maîtres, et c’est à la psychologue Marianne Stein que le musicien dut de conquérir la confiance en soi. La lecture des œuvres de Kafka et la copie diligente des partitions de Webern lui firent prendre conscience de sa vocation prononcée pour la sobriété et le mordant du style aphoristique. Rien d’étrange là-dedans, mais il ne faut pas oublier qu’une prédilection pour le fragment révèle chez un auteur un certain manque de confiance dans la rhétorique en tant qu’instrument approprié à l’expression de la signi­fication. Dire que la signification des choses et des actes échappe dans une certaine mesure à toutes les tentatives de la saisir, c’est en revenir à un vieux discours kantien qui n’est pas fortuitement destiné à exploser dans l’esthétique de notre siècle.
La prédilection pour le fragment implique donc la défiance vis-à-vis des grands systèmes et, en dernière analyse, la défiance par rapport à la nature directionnelle des parcours ; mais appelons encore une fois à notre secours Beckett qui, en comparant Dante et Joyce, fait remarquer que Dante est conique et sous-entend une culmination, alors que Joyce est sphérique et exclut de ce fait toute espèce de culmination. Chez le premier, un pas en avant est une progression, chez le second c’est inévitablement en même temps un pas en arrière. La perte du mouvement unidirectionnel, propre aux grands systèmes, s’accompagne en outre de celle de la perception coordonnée selon des catégories pré­cises définies par les organes des sens, au point que Berio, Kurtág et William Carlos Williams peuvent annoncer un système différent et plus complexe de perception sonore. L’homme est donc un récepteur placé au milieu de l’espace et les signaux sonores qui l’atteignent « modulent» à travers l’espace qui agit comme un filtre.
Kurtág est arrivé assez tard à pareille conception de l’espace et, dans une certaine mesure, il a peut-être été influencé par son amitié avec Luigi Nono dont les dernières œuvres peuvent à juste titre être définies, elles aussi, comme des œuvres « spatiales ». Dans les œuvres précédentes, particulièrement les deux grands cycles intitulés Kafka Fragments et Attila Fragments, l’espace dans lequel la musique résonne est essentielle­ment un espace mental, une idée d’espace qui s’infléchit comme une immense voûte au-dessus de ces fragments sonores solitaires.
 
What is the Word : un édifice verbal « éclaté »
A propos d’une citation d’Attila Joszef, « les structures des branches dépouillées sou­tiennent l’air vide », Kurtág a déclaré : « (Elle) constitue pour moi une réalité et un pro­gramme. » Il suffit d’écouter Kafka Fragments et Attila Fragments pour comprendre comment ces fragments soutiennent l’immense et invisible poids de « l’air vide », mais les grêles structures capables de soutenir la voûte du ciel tirent leur force d’un exercice qu’on ne saurait imaginer plus minutieux, accompli quelques années plus tôt.
Kurtág, qui possédait une vocation si prononcée pour le fragment, mènera à bien ce formidable exercice dans les années 1960 avec Les dits de Péter Bornemisza, où, pour affronter de façon adéquate l’ampleur du texte, le musicien se soumettra à une disci­pline dans laquelle s’unissent avec des résultats prodigieux le figuralisme baroque et la technique dodécaphonique. Les textes russes de Rimma Dalos fourniront une autre occasion de mettre en œuvre un système toujours plus fort et original pour exploiter musicalement les occasions poétiques et c’est dans une composition de 1982, Scènes d’un roman, que l’on trouve la plus fulgurante anticipation du traitement musical de la parole, destiné à se manifester dans Samuel Beckett : What is the Word.
Dans le Rondo (n° 7 dans la séquence de scènes) on entend émerger de la masse bour­donnante du texte un mot, « govorila » (je dirai), autour duquel s’agitent paroles et images, dans un tourbillon qui en anéantit le profil sémantique. Dans ces « scènes », une grande quantité de signification se trouve dispersée par le souffle de la folie, si bien que le « roman » nous apparaît comme un édifice fêlé par de dangereuses fissures. Quelques années plus tard avec What is the Word, c’est l’édifice verbal tout entier qui se retrouvera « éclaté ». Pour composer cette œuvre, Kurtág a pris comme point de départ l’histoire de l’actrice Ildikó Monyók qui, à la suite d’un accident de voiture, avait perdu sa voix pendant sept années. Elle parvint à la récupérer au prix de gros efforts et avant la parole, ce fut le chant qui revint le premier sur ses lèvres. Partant de ce balbu­tiement retrouvé, Kurtág a utilisé dans Samuel Beckett : What is the Word un texte de ce même Beckett que nous pouvons comprendre comme la demande ultime et déso­lée à laquelle aboutit l’odyssée de la parole. L’on trouve, cependant, dans une œuvre antérieure de Beckett, une impressionnante coïncidence avec l’expérience vécue par Ildikó Monyók : il s’agit de ce Pas moi que nous avons déjà eu l’occasion de citer à pro­pos de Berio. Dans cette pièce, écrite en 1973, Beckett porte à la scène l’histoire d’une femme qui a perdu sa voix et qui bien des années plus tard la retrouve à l’improviste. Le drame d’ Ildikó Monyók et de la protagoniste de Pas moi pourrait être résumé par la ques­tion : « Que se passe-t-il quand, sortant d’un silence aussi prolongé, on rentre dans l’horizon acoustique de la parole? » En partant de cette prémisse, le texte de Pas moi contient en devenir les principales projections musicales de la composition de Kurtág, de même que le onzième cha­pitre d’Ulysse contenait « en germe » la poétique musicale de Thema : Omaggio a Joyce de Berio.
Tout d’abord, l’évocation du brusque silence : « …incapable d’un son pareil… d’aucun son d’aucune sorte… crier au secours par exemple… silence de tombe » ; et dans ce silence, rien qu’un bourdonnement : « quoi ? …le bourdon ? …oui… silence de tombe à part le bourdon… », et ensuite, la parole qui revient : « …oh bien après, brusque illumination… », mais qui jaillit incontrôlable d’une bouche en feu, presque incompréhensible à l’oreille : « bouche en feu… flot de paroles… dans l’oreille… n’y comprenant rien… pas la moitié… par le quart… aucune idée … de ce qu’elle raconte… ne peut arrêter le flot… et le cerveau plus qu’une prière… à la bouche pour qu’elle s’arrête… et pas de réponse… comme si elle n’entendait pas… ou ne pou­vait pas… pas une seconde… comme folle… tout ça ensemble »[6]
La nature incontrôlable et incompréhensible de la parole, ce stream of words dont on ne parvient à saisir ni la moitié, ni même le quart, ce bour­donnement (buzzing) qui continue à tournoyer dans la cervelle, s’incarnent dans le morceau de Kurtág comme les figures sonores d’un drame suprêmement abstrait : d’un côté la voix de la protagoniste qui murmure, chante et crie le texte de Beckett en hon­grois, tandis que tout autour un ensemble de cinq voix fait tourbillonner le texte en anglais, en y entrelaçant les filaments sonores des instruments qui sillonnent l’espace. La sensibilité spatiale complexe et tourmentée de Kurtág, qui s’était laissée entrevoir sur le mystère du son dans l’espace intérieur de la cathédrale de Chartres, trouve ici non pas une réponse, mais une formulation encore plus véhémente : « What is the Word ? » Le mystère de la parole sort de l’esprit humain pour s’articuler dans l’espace : ce n’est pas une conclusion, mais le commencement d’une histoire que notre époque d’ubi­quité présumée devrait regarder avec un sentiment de bénéfique inquiétude.
 
Enzo Restagno, traduit de l’italien par Béatrice Vierne
 


[1] What is the Word est la version anglaise, écrite par Beckett lui-même, de son tout dernier texte « Comment dire »extrait de Poèmes, Les Editions de Minuit (ndr)
[2] Joyce a souhaité que ces « chapitres » ne soient pas apparents dans l’édition d’Ulysse, mais il y fait référence dans sa correspondance (ndr)
[3] Le texte Not I est la version anglaise que réalisa Beckett de Pas moi, Les Editions de Minuit (ndr)
[4] « En sorte que le geste, et non la musique, ni les odeurs, serait un langage universel, le don des langues rendant visible non pas le sens profane, mais la première entéléchie, le rythme structurel. »
[5] « Alors, ne faut-il/penser ou écouter? Y a-t-il un son qui ne s’adresse/pas uniquement à l’oreille? /Nous fermons à demi/les yeux. Nous ne l’entendons pas avec nos yeux. /Ce n’est pas/non plus une note de flûte, c’est la relation/ d’une note de flûte/ avec un tambour. / Je suis tout/attention. L’esprit/ est à l’écoute. » in Poèmes, William CariosWilliams, © 1982, Flamarion-Aubier
[6] Extraits de Pas moi, Samuel Beckett, © 1974, Les Editions de Minuit