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[solo] Maryvonne Le Dizès, violon

Portrait Par Bruno Serrou, le 15/01/1999

Maryvonne Le Dizès sera l’interprète du Concerto pour violon de Ligeti les 11, 12, 13, et 14 février prochains, dans un programme chorégraphique signé François Raffinot. Portrait d’une violoniste membre de l’Ensemble depuis 1979, pour qui interpréter et enseigner relèvent d’un même engagement.
 
Vous enseignez depuis vingt ans, notamment au Conservatoire de Boulogne-Billancourt. Pourquoi cet intérêt pour la pédagogie ?
A 14 ans j’étais déjà répétitrice de mon professeur, Yvonne Blot, et je n’ai jamais cessé d’enseigner depuis. J’ai eu la chance de pouvoir enseigner au Conservatoire National de Région de Boulogne, où je suis entrée à peu près au même moment qu’à l’Ensemble intercontemporain, en 1979. J’estime que, même si les cours privés permettent au professeur de prendre davantage son temps, on obtient de meilleurs résultats dans un conservatoire, qui offre la possibilité de faire de la musique de chambre, de l’orchestre, d’engager des discussions, d’écouter les autres.
L’enseignement m’est aussi vital que le jeu de mon instrument. Je ne peux enseigner si je ne joue pas, et ne peux jouer sans enseigner.
 
Pourquoi cela ?
J’aime le contact avec les jeunes, et il me semble qu’avec mon expérience à l’Ensemble intercontemporain, je peux apporter beaucoup à mes élèves. Si j’ai une partition contemporaine particulièrement intéressante à montrer, à jouer ou à commenter, je n’hésite pas. Je n’abuse pas, mais j’essaie de les initier.
 
Comment réagissent vos jeunes élèves ?
Ils sont en général très intéressés. Certains ont une véritable soif de connaissance, tandis que d’autres n’admettent que le passé. Mais ils sont tous plus ou moins obligés d’y venir : le Conservatoire National de Région de Boulogne impose en effet à chaque fin de cycle une pièce contemporaine. Dans tous les stages que j’anime, je fais aussi un peu de musique contemporaine. Cela se passe toujours très bien. Si j’explique que telle pièce est intéressante et les fera progresser, ils me font confiance.
 
Ne faudrait-il pas inculquer l’histoire de la musique aux jeunes, et ce dès le « berceau » ?
Le violon est une discipline à part. Le répertoire romantique, par exemple, ne peut être abordé qu’après plusieurs années d’instrument. En musique contemporaine, grâce aux diverses collections lancées ces dernières années, nous avons désormais des pièces pédagogiques fort abordables après quelques années de violon. Mais, honnêtement, nous avons déjà tant de mal à faire tirer l’archet droit avec un son pur et propre que nous préférons attendre avant d’aborder les timbres ponticello ou le jeu sur la touche. C’est avant tout par l’écoute que l’on forme les enfants, et mieux vaut les habituer à entendre des accords parfaits, puisque le problème central reste la justesse : les quarts de ton, ils les font naturellement, ce n’est donc pas la peine d’en parler ! Je suis en revanche pour le mélange des genres ; je l’applique en donnant à mes élèves une pièce plus ou moins contemporaine, une autre plus technique, aux côtés d’un Vivaldi ou un Corelli…
 
Le fait d’être femme a-t-il suscité des problèmes dans votre carrière ?
Il m’est arrivé de recevoir quelques réflexions, mais j’ai été la première femme à remporter le Concours Paganini, la première étrangère et première femme à me présenter au Concours du Carnegie Hall. Ce ne fut pas facile tous les jours… Après la naissance de mes enfants, et deux ans passés aux Etats-Unis, où j’avais suivi mon mari, je me suis demandée ce que je pourrais bien faire de ma vie. Il était temps de retravailler mon instrument ! J’avais le répertoire, mes doigts fonction­naient, mais je n’avais plus le temps de réflé­chir sur les œuvres ni de faire des recherches. J’ai voulu de nouveau travailler à fond, et je me suis lancée dans l’intégrale des Sonates et Partitas de Bach, des Sonates de Beethoven, Brahms, Schumann, Prokofiev. J’ai repris le répertoire de musique de chambre, tous les concertos… Je me suis refait une santé ! Mais j’étais persuadée que l’orchestre m’était inaccessible, car je voulais être violon solo, et je n’avais guère de chances à l’époque d’être acceptée à ce poste. C’est alors qu’une place s’est libérée à l’Ensemble intercontemporain.
 
Qu’est-ce qui vous incite à rester à l’Ensemble intercontemporain après plus de vingt ans de collaboration ?
Le travail avec les compositeurs me pas­sionne. Pouvoir discuter d’une partition avec son auteur, voir ensemble ce qui est possible ou non, essayer de la réaliser avec lui.
 
Les compositeurs connaissent-ils bien le violon ?
Certains le connaissent parfaitement. Boulez écrit magnifiquement pour le violon ­comme pour tous les instruments. Mais si les compositeurs maîtrisent moins le violon, il est toujours intéressant de travailler avec eux : on peut leur montrer qu’en modifiant parfois simplement une note, qui empêche la virtuosité souhaitée, on peut toucher l’esprit qu’ils attendent de nous. Le travail avec les compositeurs m’intéresse donc beaucoup même si, je le reconnais, certaines pièces peuvent parfois m’ennuyer : c’est le risque de la création. J’ai créé, joué et enregistré quantité d’œuvres contemporaines. La musique de chambre contribue largement à ma volonté de rester à l’Ensemble. Il y a dans ce répertoire des œuvres magnifiques. Celles qui m’intéres­sent le plus ne sont pas seulement celles que je joue avec le Trio à cordes de l’intercontemporain mais aussi celles que je peux jouer avec les divers types de formations de l’Ensemble.
 
Avez-vous travaillé avec Gyorgy Ligeti ?
Oui, et je l’admire. J’ai eu la chance de travailler une matinée entière avec lui sur les harmoniques de son Trio pour piano, violon et cor. Ligeti sait écouter, et il sait aussi ce qu’il veut. C’est lui qui avait écrit les harmoniques, mais nous avons différencié ensemble celles qu’il voulait artificielles de celles qu’il attendait naturelles. La grande différence entre ces deux indications est qu’un certain nombre d’harmoniques se jouent tout en haut du violon, mais sonnent un peu bas, et c’est ce qu’il voulait. La fin du premier mouvement, notamment, est en harmoniques tout là-haut et comprend un risque : « J’aime le risque ! » m’a rétorqué Ligeti… Après le Trio, j’ai pu jouer le Concerto avec l’Ensemble intercontemporain.
 
Une œuvre comme celle-ci vous a demandé combien de mois de travail ?
Pratiquement un an. J’ai d’abord lu la partition, puis je l’ai installée sur mon pupitre, en l’ouvrant aux mouvements qui me sont apparus particulièrement difficiles. Je les ai travaillés, puis les ai mis de côté avant de les reprendre à intervalles réguliers. Six mois avant le concert, je l’ai étudiée de plus près et, le dernier mois, je l’ai travaillée toute la journée. Je recommence dès décembre pour être prête en février prochain. Je ne joue pas la partition par cœur, bien que je la sache parfaitement. Mais cela ne m’intéresse pas.
 
Pourquoi jouer le Concerto de Brahms par cœur, pas celui de Ligeti ?
Je pense que si je montais maintenant le moindre concerto classique je ne le jouerais pas par cœur. Jouer par cœur ne m’intéresse plus, même si je ne regarde pas la partition. Elle est là, c’est tout. La grande difficulté du Concerto de Ligeti tient au fait que son auteur exploite des difficultés techniques et musicales qui n’existent pas dans le répertoire classique. L’un des mouvements se déroule entièrement dans l’extrême aigu du violon, en notes tenues avec un léger vibrato, ce que l’on ne travaille dans aucun conservatoire. Ce vibrato doit en effet être très pur et parfaitement juste parce qu’il y a des tenues ailleurs. Le premier mouvement exploite une mélodie rythmique, où les espaces sont joués sur les cordes à vide. Cela non plus ne se travaille pas dans les conservatoires et on ne le trouve pas dans le répertoire classique. Ce mouvement dure cinq minutes et doit être joué à toute vitesse. On ne le voit pas passer… et c’est monstrueusement complexe ! La partition comporte d’autres difficultés de vélocité, avec enchaînements de doubles cordes en quartes, quintes, sixtes augmentées qui ne tombent sous les doigts, quoiqu’elles soient fort bien écrites. Sans parler des subtilités d’ordre rythmique, des accords de quatre sons pizzicato qui doivent impérativement sonner…
 
Ligeti utilise souvent l’instrument non pas dans sa tessiture naturelle mais dans ses registres extrêmes, souvent a contrario de son registre propre – violoncelle dans l’aigu, flûte dans le grave…
Il faut aussi jouer très fort et très violemment. Puis, soudain, se présente une note tenue dans l’extrême aigu pianissimo. Le tout oblige à une grande maîtrise. Certes, l’acquis classique est indispensable parce qu’il permet de connaître parfaitement le manche de l’instrument, mais ce sont des difficultés que l’on n’a guère l’occasion de travailler.
 
Au sein de l’Ensemble intercontemporain, pouvez-vous susciter vous-même des commandes?
Nous pouvons suggérer différents composi­teurs ou différents types de formations. Pour notre Trio à cordes, une commande a ainsi été passée à Jean-Baptiste Devillers, et pour une autre formation – un Trio pour saxophone, trombone et violon – à Gilbert Amy. Philippe Fénelon a écrit à mon intention Ommaggio (a Tiepolo) en 1990.
 
Propos recueillis par Bruno Serrou le 30 juillet 1998