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Les déploiements d’un repli ou la condition de l’innovation

Grand Angle Par Guy Lelong, le 15/01/1999

Guy Lelong, écrivain, mène depuis plusieurs années une recherche littéraire d’ordre prioritairement formel. Il a aussi engagé une collaboration originale avec le compositeur Marc-André Dalbavie, dont il écrit, depuis 1990, tous les textes de ses pièces avec voix (Seuils, Non-lieu, Correspondances). C’est fort de cette double expérience qu’il livre ici à la réflexion de nos lecteurs certains arguments gui militent, selon lui, en faveur de l’innovation dans le domaine de la musique.

A la mémoire de Gérard Grisey, décédé peu après la rédaction de cet article

 
Ce dernier demi-siècle a permis à la musique dite « savante » d’étendre son emprise à l’ensemble du champ sonore dont elle ne constituait jusque-là qu’une partie. Un tel élargissement n’a pu être obtenu que parce que ses acteurs ont fait de l’innovation un principe d’élaboration. Mais comme la musique savante est périodiquement dépréciée au profit de musiques qui bénéficient d’un marché plus étendu, il n’est peut-être pas inutile de rappeler les découvertes qui lui reviennent et de déterminer les enjeux dont les autres genres musicaux ne semblent pas être porteurs. Cet examen se limitera aux deux courants de la musique de ce demi-siècle, qui ont le plus ouvertement revendiqué l’innovation : la musique sérielle, la musique spectrale.
 
I. Extensions du champ musical
 
1. Le déploiement des structures sérielles
La musique sérielle, qui a pris naissance au début des années cinquante avec Pierre Boulez et Karlheinz Stockhausen, accorde une importance égale aux constituants du phénomène sonore (hauteurs, durées, intensité, timbre) qu’elle rend indépendants les uns des autres. Cette indépendance est à la base du projet sériel que Boulez a plus particulièrement exposé dans Penser la musique aujourd’hui[i]. Notamment définis par leur aptitude à découper le continuum sonore de manières multiples, ces quatre constituants devaient permettre de « réaliser une relativité des différents espaces sonores utilisés ». Ainsi les hauteurs, non nécessairement distribuées selon la gamme chromatique, s’ouvrent aux échelles non-tem­pérées et donc à l’électronique. De même, les durées deviennent une manière de « strier » le temps et peuvent aussi donner lieu à des répartitions statistiques produisant l’effet d’un temps « lisse ». Quant au timbre, il est redéfini suivant ses phases acoustiques avec un profil d’attaque, un régime d’entretien et une chute, et l’on sait l’usage quasi contemplatif que Boulez a fait de cet aspect de la résonance. Les organisations générées à partir des constituants ainsi redéfinis sont ensuite dotées d’un paramètre de variabilité, qui permet de les présenter depuis « l’ordre le plus inéluctable [jusqu’] au chaos restitué ». Enfin, ces organisations sont arrangées en textures qui, si elles élargissent la conception classique de l’homophonie et de la polyphonie, ajoutent surtout la caté­gorie d’hétérophonie, qui assure la cohésion d’organisations contradictoires entre elles. Ainsi allaient pouvoir « se déployer une foule d’apparences du phénomène sonore ». Elaborée, cela dit, en opposition au système tonal dont la plupart des œuvres sérielles ­– notamment instrumentales – gardent l’unité conceptuelle de base (la note), cette exten­sion du champ musical s’est au départ « interdit » les régions du phénomène sonore qui relevaient des systèmes précédents : l’octave, les accords classés et les métriques régulières furent ainsi systématiquement évités. De plus, certaines complexités sérielles se révélèrent peu perceptibles à l’écoute. Je ne rappelle ces excès un rien dogmatiques, qui ont d’ailleurs été largement corrigés par la suite, que pour signaler à quel point ils ont empêché de saisir le déploiement qui avait en fait été effectué.
De cet élargissement sériel, Momente de Stockhausen pour soprano solo, chœur et ensemble instrumental, composé entre 1962 et 1972 et qu’on a eu l’occasion d’entendre récemment à Paris, est l’un des exemples les plus audacieux. Le matériau, d’abord, est extrêmement varié puisqu’en plus des voix qui opposent le chanté aux hauteurs indéterminées du parlé, des onomatopées et des sons phonétiques, l’ensemble instrumental oppose le son « pur » de trompettes et de trombones aux sons bruiteux des percussions et électronique des deux orgues. Les organi­sations, ensuite, apparaissent extrêmement variables quant à leur degré de régularité et à leur densité (la masse sonore complète est ainsi fréquemment opposée à des traits solo de la chanteuse). Quant aux textures, elles offrent une diversité comparable dans leurs imbrications, et les passages, voire les bascu­lements, d’une catégorie à une autre sont particulièrement virtuoses. Enfin, plusieurs événements renversent la hiérarchie d’ordinai­re instituée entre le lieu de l’œuvre (la scène) et celui de son écoute (la salle) ; ainsi en est-il de l’intégration des applaudissements du public, repris au début de l’œuvre par ceux des choristes, d’abord tels quels (et donc perçus de façon statistique ou « lisse »), puis sous une forme de plus en plus « striée » afin de constituer l’une des strates de la texture musicale ainsi mise en mouvement.
 
2. L’émergence des processus spectraux
C’est au milieu des années soixante-dix que Gérard Grisey et Tristan Murail ont initié le courant de la musique spectrale, dans la mouvance duquel des compositeurs plus jeunes comme Marc-André Dalbavie et Philippe Hurel se sont ensuite inscrits. Dans un texte récent, Gérard Grisey a précisé les enjeux du projet spectral. Plus encore que la musique sérielle, la musique spectrale est parvenue à intégrer l’ensemble des phénomènes sonores parce qu’elle « proposait une organisation formelle et un matériau sonore directement issus de la physique des sons tels que la science et l’accès à la microphonie nous la donnaient alors à percevoir ». Prenant en effet pour unité conceptuelle de base non plus la note mais la fréquence, elle quitte le système tempéré et peut intégrer tous les sons, du bruit blanc au son sinusoïdal. Dès lors, « le plus petit degré de changement entre un son et le suivant » devient contrôlable, les notions de timbre et d’harmonie sont redéfinies au sein d’une même entité, un ensemble instrumental devient capable de simuler le son de l’électronique et peut donc parfaitement se conjuguer avec lui… D’un point de vue formel, ces multiples états du phénomène sonore émergent au sein de transformations continues, pour une part héritées de Ligeti et allant de la consonance au bruit, du timbre à la texture, de la texture à la polyphonie, de la polyphonie à l’hétérophonie, ainsi que Modulations de Grisey en propose l’une des premières réussites, particulièrement saisissantes. Ces processus de transformations, aussi bien dilatés que contractés à l’extrême, peuvent de plus se superposer entre eux. Mais plus encore que de s’élargir à l’ensemble du champ sonore, la musique spectrale a pour projet de composer le temps qui est considé­ré comme « une donnée constituante du son lui-même ». Elle peut ainsi jouer avec la prévisibilité et la mémoire, et agence en outre ses processus de façon qu’ils soient perçus au cours de l’écoute. Enfin, parce qu’elle ne s’est pas construite en opposition au système tonal, la musique spectrale a su « restituer » les régularités les plus fortes du phénomène sonore précédemment « interdites » (consonance, métrique régulière). Ainsi, A mesure… de Philippe Hurel, Seuils de Marc-André Dalbavie ou le récent Vortex temporum de Gérard Grisey font-ils émerger à partir d’agrégats de hauteurs ou de durées des motifs rythmiques ou mélodiques qui, en raison de leur appartenance à un contexte plus ample, s’y entendent de façon tout autre.
 
3. Découvrir de nouveaux aspects de la musique
Pour sommaire – et évidemment très partielle – que soit la présentation de l’élargissement musical opéré par ces deux courants un peu arbitrairement isolés, elle indique toutefois suffisamment en quoi consiste l’innovation pour qu’il soit possible de la mieux définir. Je m’appuierai pour cela sur la théorie esthétique que le philosophe analytique américain Nelson Goodman a développée au cours des années soixante et soixante-dix[ii]. Pour être parfois exigeante, la pensée de Goodman, divulguée tardivement en France, m’apparaît toutefois suffisamment éclairante pour que je me risque à en présenter ici schématiquement quelques traits. Selon Goodman, une œuvre d’art a pour caractéristique majeure de rendre manifestes certains des aspects qui lui appartiennent. Ainsi l’orientation des touches de peinture est-elle l’un des aspects que certaines toiles impressionnistes ont rendu manifestes. De même, la mélodie est-elle l’un des aspects que les musiques monodiques ont rendu manifestes. L’innovation peut donc être définie comme la découverte faite, par une œuvre donnée, d’un nouvel aspect du matériau (sonore, pictural, verbal…) que cette œuvre utilise. Cet aspect peut concerner une caractéristique du matériau lui-même (le timbre), un principe d’agence­ment de ce matériau (les textures sérielles, les émergences spectrales), voire une relation de ce matériau avec le contexte où il prend place (l’espace du concert, les applaudissements de Momente).
La découverte de ces nouveaux aspects caractérise évidemment l’évolution historique des pratiques artistiques. Mais comme la présentation ci-dessus l’a plus ou moins laissé entendre, les innovations artistiques les plus importantes de ce siècle ont pour particularité supplémentaire d’avoir rendu l’exploration de ces aspects totalement autonome par rapport à toute directive extérieure à leur domaine propre, que ces directives soient d’ordre philosophique, politique, humaniste, sentimental ou autre. L’accès à l’indépendance, ainsi accordé aux formes artistiques, est probablement le trait majeur de ce qu’il est aujourd’hui convenu d’appeler la modernité. Ce principe d’autonomie, voire de repli, suivant lequel les formes artistiques sont d’abord explorées pour elles-mêmes, a été inauguré dans le domaine de la littérature par Mallarmé, avec la formule célèbre commandant au poète de « céder l’initiative aux mots »[iii]. Cette revendication a par la suite été rattachée à la notion de « formalisme »[iv] et cette notion s’est alors vue critiquée, sous le prétexte que les œuvres ainsi élaborées se couperaient des problèmes du monde. Or c’est peut-être tout le contraire.
 
 
II. Répondre à l’époque
 
C’est du moins ce que la pensée de Nelson Goodman permet de comprendre, car sa théorie esthétique l’a conduit à proposer une conception franchement pluraliste de la notion de « monde ». Pour le philosophe analytique, il ne saurait y avoir un monde, mais plusieurs versions constituant autant de mondes. Il découle de cette conception que le réel se configure selon trois pôles princi­paux qui, pour être souvent inconciliables, peuvent être néanmoins chacun corrects : la perception ordinaire (le soleil paraît tourner autour de la terre), les sciences (la physique a montré que la terre tournait autour du soleil), l’art (en musique, un lever de soleil est un long crescendo). Et selon Goodman, l’un des intérêts des pratiques artistiques réside dans la manière dont leur champ informe les deux autres que, pour simplifier, j’appellerai désormais le champ perceptif et le champ scientifique.
 
1. Des formes partagées
En accédant à de nouvelles régions du phénomène sonore, en repensant les notions de timbre et d’harmonie, en « unifiant » des régions sonores qui semblaient jusque-là inconciliables, en intégrant de nouvelles dimensions de l’espace, l’élargissement du champ musical opéré ces dernières décennies a indéniablement bénéficié du renouvellement des connaissances en matière d’acoustique. Et comme les musiques qui s’appuient sur cette meilleure coordination avec l’acoustique sont plus généralement amenées à composer avec le désordre, l’instable et l’asymétrie, à proposer des évolutions riches en ruptures ou bascule­ments imprévus, elles apparaissent surtout partager certaines de leurs formes avec celles que le champ scientifique agence couram­ment aujourd’hui (modèles évolutifs de l’univers, dimensions fractales, théories des « catastrophes » ou du « chaos »…). De même, puisque l’analyse du phénomène sonore en fonction de l’acoustique permet d’intégrer tous les sons, les musiques ainsi composées sont a fortiori susceptibles d’admettre l’ensemble des sonorités offertes quotidiennement à la perception familière, autrement dit, peuvent aussi partager certaines de leurs formes avec celles du champ perceptif.
 
2. Une aptitude paradoxale
Mais les musiques ainsi composées ne se contentent pas d’éventuellement partager leurs formes avec celles des champs scientifique et perceptif, elles les redistribuent selon leurs réglages propres. Et, ce faisant, elles les font apparaître différemment, soit parce qu’elles les dotent d’une valeur esthétique inattendue, soit parce qu’elles inquiètent leur éventuelle prétention à l’évidence. Ou pour le dire de façon plus imagée, elles leur « donnent du jeu ». Et ce jeu par lequel ces musiques répondent aux champs – scientifique, perceptif – qui leur sont contemporains, ne constitue pas leur moindre intérêt, car elles les relativisent. Cette aptitude redistributrice est en tout cas paradoxale, car plus un compositeur s’attache à explorer pour elles-mêmes les propriétés musicales du matériau qu’il met en œuvre, et plus il en revendique donc l’autonomie, plus il parvient à se référer à des champs qui lui sont, à strictement parler, extérieurs. Ainsi l’électronique, a priori principalement tournée vers la définition de ses réglages propres, est-elle en mesure de se référer à la fois aux champs scientifique et perceptif : si elle se rattache au premier en raison du type même des processus qu’elle met en œuvre, elle peut également s’appliquer au second, en intégrant des sons du monde quotidien. L’électronique conçue par Marc-André Dalbavie pour le spectacle musical Correspondances[v], créé lors du festival Musica 1997, joue précisément ce rôle puisque elle intègre au sein d’un même processus compositionnel aussi bien des objets concrets (par exemple, la résonan­ce d’une porte claquée) que des notions abstraites (la transformation, ensuite, de la résonance de cette porte en un timbre, puis en un accord, peut, d’un point de vue scientifique, se référer à la stabilisation graduelle d’un objet complexe). Ainsi redistribués, ces objets et ces notions prennent donc un autre sens, exactement de la même façon que, pour Mallarmé, le mot ordinaire, une fois « retrempé » dans le vers, parvient à faire baigner l’objet qu’il nomme « dans une neuve atmosphère »[vi]. A l’inverse, les musiques – par exemple néo-romantiques – qui ont pour priorité de communiquer tel ou tel état émotionnel ne parviennent guère qu’à reproduire les formes sonores connues que la codification des systèmes musicaux précédents a progres­sivement associées à ces états. De même toute injonction visant à mettre les pratiques artistiques au service d’une cause sociale, aussi bien intentionnée soit-elle, ne peut qu’affaiblir cette aptitude redistributrice que la modernité s’est particulièrement efforcée de faire valoir. Aussi convient-il peut-être de s’opposer à certaines injonctions politico-médiatiques allant actuellement dans ce sens, exactement de la même façon que Proust à la fin d’A la recherche du temps perdu oppose ses raisons d’écrivain aux injonctions « humanitaires, patriotiques, internationalistes et métaphysiques » auxquelles les théories réalistes de la littérature voudraient le voir se plier[vii].
Si l’un des intérêts et la saveur des pratiques artistiques tiennent à leur capacité à « donner du jeu » aux agencements du réel qu’offrent, à une époque donnée, tant la connaissance que la perception ordinaire, alors, seule l’innovation, qui répond aux présentations de ces agencements en les redistribuant selon ses formes propres, est susceptible de parvenir à ce résultat.
Ce n’est pas son moindre mérite.
Guy Lelong


[i] Pierre Boulez, Penser la musique aujourd’hui, Denoël/Gonthier, Médiations, 1963
[ii] Nelson Goodman, Langages de l’art, Jacqueline Chamnbon, 1990, et Manières de faire des mondes, Jacqueline Chambon, 1992
[iii] Stéphane Mallarmé, « Crise de vers », in Œuvres complètes, Gallimard, Pléiade, 1945, p. 366. Je me permets, sur cette question, de renvoyer à mon étude « La double entente mallarméenne », revue Formules n° 2, L’âge d’homme, 1998
[iv] Le terme de « formalisme » a d’abord désigné, dans une acception positive, les travaux des « formalistes russes » menés, entre 1915 et 1930, pour dégager une « spécificité » de la littérature qui soit indépendante du sens (Propp, Bakhtine, Jakobson…), puis a été utilisé, dans une acception négative, par les tenants du réalisme socialiste stalinien, pour condamner les avant-gardes artistiques apparues autour de 1920 (Malévitch, Vertov, Meyerhold…).
[v] Mise en scène Patrice Hamel, livret Guy Lelong.
[vi] Stéphane Mallarmé, op. Cit., p. 368.
[vii] Marcel Proust, A la recherche du temps perdu, Gallimard, Pléiade, tome III, 1954, p. 881 et suivantes.