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[solo] Frédérique Cambreling, harpe

Portrait Par Bruno Serrou, le 15/09/1998

La harpiste Frédérique Cambreling, qui donnait en juillet au Festival de Saintes la Sequenza de Berio, est également l’interprète d’une œuvre nouvelle de Pierre Boulez, sur Incises, pour trois pianos, trois harpes, trois percussions, en création mondiale au Festival d’Edimbourg le 30 août, puis à la cité de la musique le 29 octobre, pour la création française. Elle nous livre ici quelques étapes d’un parcours passionné.
 
Comment une jeune interprète choisit-elle la harpe ?
Quand j’ai choisi la harpe, je n’avais aucune idée de ce qu’était cet instrument. Au Conservatoire d’Amiens, ma ville natale, où j’étudiais la trompette et le piano, j’entr’aperçus un jour – j’avais 9 ans –, dans l’embrasure d’une porte, l’ombre d’un instrument portée sur le cadre d’une fenêtre. Je me demandais ce que c’était, tant cette ombre me paraissait merveilleuse ! Je suis rentrée chez moi, j’ai décrit l’instrument et j’ai décrété que je voulais en jouer. Je n’avais jamais entendu le son de la harpe. Je n’avais pas d’idée préconçue. J’ai étudié la harpe avec mon professeur de solfège, Annick Ledu, qui était également harpiste et donnait avec passion quelques heures de cours au conservatoire. Elle ne m’a jamais imposé ni référence ni modèle. Je travaillais très peu, n’ayant pas d’instrument chez moi. A seize ans, j’ai pu louer une harpe, et j’ai eu ma première harpe personnelle à vingt ans. Le déclic est vraiment venu lorsque mon professeur m’a présentée à Pierre Jamet. Ce fut le coup de foudre. A près de quatre-­vingts ans, il avait une façon d’enseigner si fabuleuse que j’ai immédiatement accroché.
 
A vingt ans, à votre sortie du CNSM, êtes-vous entrée directement dans la vie active ?
Je me suis tout d’abord présentée à des concours internationaux, estimant ne pas être assez mûre puisque j’avais passé mon temps à me mesurer à un répertoire qui était loin d’être le meilleur. Je commençais à avoir de l’ambition… A vingt et un ans, j’ai tenté le concours d’entrée à l’Orchestre National de France, dans la foulée de mes prix internationaux. Avec un instrument comme la harpe, si l’on s’isole dans l’idée de se faire plaisir avec un répertoire relativement limité, c’est la catastrophe. Si un harpiste ne cherche pas à faire de la musique de chambre, à partager son jeu avec d’autres musiciens, je pense que son avenir est réduit. Or, au moment où je commençais ma vie professionnelle, il s’est trouvé deux places de harpistes vacantes au National. J’étais la plus jeune postulante, car voilà vingt ans, les jeunes avaient peur de tenter les concours d’orchestre ; la tradition voulait que l’on acquière auparavant une expérience. Quand je me suis présentée à l’Ensemble intercontemporain en 1993, les candidats étaient plus nombreux et plus jeunes : j’étais l’aînée !
 
Qu’est-ce qui vous a attirée à l’Ensemble intercontemporain ?
Après avoir quitté l’Orchestre National de France – au sein duquel je ne souhaitais pas rester, considérant que cela était simple­ment une étape –, j’ai mené une carrière de soliste pendant huit ans, et au moment où je songeais à renoncer à cette indépendance, il s’est trouvé que Marie-Claire Jamet quittait l’Ensemble intercontemporain. Lorsque des amis de l’Ensemble m’ont annoncé qu’une place se libérait, j’ai hésité : je ne voulais plus passer de concours ! La personnalité de l’Ensemble m’attirait, en dépit de son image un peu austère.
Ce qui m’a convaincue, c’était l’idée d’intégrer un ensemble polyvalent dans lequel Je pourrais aussi bien jouer en petite formation qu’avec des effectifs plus importants, de ne pas me retrouver systématiquement avec la même nomenclature instrumentale, de pratiquer un répertoire de musique de chambre que j’essayais désespérément de programmer depuis des lustres, ainsi que la lecture d’une interview de David Robertson traçant le profil de l’Ensemble pour le futur. Mais j’ignorais alors que l’on pouvait avoir un contact naturel et spontané avec les compositeurs. Certains d’entre eux connaissent la harpe et écrivent fort bien pour elle, d’autres composent de façon fort complexe et obtiennent des résultats plus ou moins convaincants.
 
Comment s’est passée votre collaboration avec Berio pour sa Sequenza pour harpe ?
Je n’ai pas collaboré avec Luciano Berio pour sa Sequenza, puisqu’elle a été écrite en 1963. Ce n’est qu’à l’enregistrement de cette pièce en 1995, auquel le compositeur était présent, que nous nous sommes rencontrés. Luciano Berio est un compositeur que j’admire beaucoup, une personnalité exceptionnelle, mais j’avoue que son tempérament dominateur ma laissée quelque peu perplexe. Pour bien interpréter cette Sequenza qui est très pointue musicalement, cela nécessite un réel engagement. J’avais sans cesse la sensation que Berio cherchait à me pousser à bout nerveusement, mais cela ne m’a pas détournée de mon attachement à l’œuvre.
 
En quoi est-il plus difficile de travailler des œuvres nouvelles que le répertoire ?
Principalement parce que l’on n’a pas de références. En travaillant une pièce inédite pour une première audition, l’interprète participe pleinement à l’acte créateur. Il ne s’appuie sur aucune mémoire auditive, et découvre l’œuvre peu à peu. Il faut beaucoup de temps, surtout dans des partitions complexes, pour faire les choix de doigtés, de jeux. La mise au point peut être très longue. Avec des références auditives, il est possible d’envisager la façon de travailler, alors qu’avec des œuvres nouvelles, on procède par tâtonnements. C’est en cela que la nouveauté est délicate. Mais plus on avance dans l’expérience de la musique contemporaine, plus on acquiert de réflexes, d’automatismes, et plus les capacités intellectuelles se développent. Les compositeurs contemporains cherchent à obtenir le maximum de l’instrumentiste ­encore qu’aujourd’hui, ce phénomène soit un peu dépassé, l’écriture se faisant un peu plus souple. Ce qui me plaît dans la harpe, et qui intéresse aussi les composi­teurs, c’est sa capacité de définition du son, sa variété de couleurs, et l’incroyable diversité de ses modes de jeu… Le contraste est saisissant entre les connotations psychologiques suscitées par cet instrument, volontiers associé à une imagerie céleste, et son jeu, qui donne le sentiment que l’interprète veut y mordre à pleine dents, tant l’intervention physique pour maîtriser ses quarante-cinq kilos, quarante-sept cordes et sept pédales est énorme ! Si l’on ne peut presque pas jouer staccato, contrairement au piano, parce qu’il est quasi impossible d’arrêter les cordes, le pouvoir de résonance de la harpe est très intéressant. C’est pourquoi les compositeurs exploitent beaucoup ce dernier aspect.
 
Travaillez-vous déjà la création de sur Incises de Boulez, pour trois pianos, trois harpes et trois percussions ?
Je pense que l’œuvre est achevée. La première version comptait moins de dix minutes de musique, alors que sa forme définitive devrait se développer sur trente­-cinq. Nous commencerons à travailler à partir du 22 août pour la création qui a lieu à Edimbourg le 30 août, sous la direction de David Robertson. Ce projet est très important, mais je ne peux encore rien en dire. Je crois savoir cependant que la partie centrale de piano solo n’existera plus, les neuf instruments étant logés à la même enseigne. Je sais que Boulez apprécie la harpe, et s’il l’a associée au piano et à la percussion, comme il l’a déjà fait dans Répons, ce n’est pas un hasard. Ce sont des instruments à projection directe, puisqu’il n’y a ni archet, ni souffle. Le son est émis dès l’attaque de la corde par le doigt ou la frappe.
 
Découvrez-vous toujours de nouvelles techniques de jeu ?
Comme nous utilisons depuis longtemps tous les modes de jeu imaginables, le travail des partitions se fait plus facilement et nous pouvons employer les diverses techniques demandées par les compositeurs avec plus de rapidité et de naturel. C’est ce qui intéresse les compositeurs. Aujourd’hui, la harpe retrouve les qualités qui étaient siennes à la Renaissance, par exemple son caractère contrapuntique, perdu par la suite – l’instrument devenant strictement harmonique. La harpe contemporaine permet une synthèse des acquis auxquels sont désormais associés les aspects percussifs.
 
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Propos recueillis par Bruno Serrou le 1er mai 1998
Extrait d’Accents n°6 – septembre-décembre 1998