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Flûte solo : Sophie Cherrier

Portrait Par Véronique Brindeau, le 15/05/1998

La flûtiste Sophie Cherrier, qui sera l’interprète à Saintes et à Lübeck de la Sequenza de Berio, animera en mai un atelier sur la flûte contemporaine à l’Université de Metz. Elle évoque ici son parcours et son expérience, depuis son entrée à l’Ensemble intercontemporain.

Vous jouez en mai, à l’Arsenal de Metz, Eolia de Philippe Hurel, et la Sequenza de Berio au Festival de Saintes, puis à Lübeck, en juillet. Comment considérez­-vous la place qu’occupent les œuvres pour flûte dans le répertoire contemporain ?
Il y a des pièces que je qualifierais de « classiques », bien que les possibilités instrumentales y soient poussées à l’extrême : je pense évidemment à la Sonatine pour flûte et piano, de Boulez, et à la flûte en sol du Marteau sans maître. Ce sont des œuvres d’une écriture « classique », au sens où elles ne font appel à aucun mode de jeu particulier, mais qui par contre poussent l’instrument extrêmement loin. De même, la Sequenza de Berio – mis à part un jeu de clé et un double son. C’est une tendance déjà sensible avec Densité 21,5, de Varèse, qui avait commencé à étendre le registre des nuances et à étirer l’écriture vers de grands intervalles, par exemple. Par rapport à Syrinx de Debussy, qui reste mélodique, on passe avec Varèse à une écriture très « éclatée », qui incite à une espèce d’agressivité peu connue auparavant, utilisant des intervalles très éloignés, des nuances extrêmes. Ces pièces obligent donc l’interprète à faire une recherche instrumentale, à passer d’un registre à l’autre avec rapidité, avec des nuances parfois difficiles à atteindre – passer du pianissimo dans l’aigu à un fortissimo dans le grave, par exemple. Mais surtout, elles exigent une recherche d’interprétation. Par contre, des pièces comme Eolia de Philippe Hurel font appel à différents modes de jeu. Le compositeur y utilise beaucoup la voix, comme George Crumb dans Vox Balaenae, ou des sons multiphoniques. Ces nouveaux modes de jeu obligent aussi à aller plus loin, mais d’une autre manière. De même que l’écriture en quarts de ton dans des œuvres de Tristan Murail telles que L’esprit des dunes ou Serendib, ou dans Antara, de George Benjamin, qui demande aussi des sons soufflés pour les deux flûtes solo.

Ces difficultés techniques, comment les présentez-vous dans votre enseignement ? Sont-elles un obstacle dans la découverte du répertoire contemporain par les jeunes interprètes ?
Il n’y a pas d’obstacle mais un enrichisse­ment. Les effets appelés « slaps » ne sont pas très difficiles, si on possède une bonne base classique. Je pense que si on joue la flûte uni­quement de manière traditionnelle, on passe à côté de certains points fondamentaux. Lorsque je devais travailler ces nouvelles tech­niques, c’était une manière supplémentaire de m’exprimer, et cela m’apportait aussi une connaissance approfondie de l’instrument. Par exemple, de ce qu’on appelle la colonne d’air, et de ce qui est vraiment l’essence même de l’instrument, à savoir le souffle. Finalement, pendant des années j’avais appris à jouer, jouer et jouer encore, et la pratique de ces modes de jeu constituait en quelque sorte un retour aux sources. Pour prendre l’exemple des sons « éoliens » – que l’on obtient en soufflant dans l’instrument, mais sans produire de notes – je me suis aperçue qu’ils permettaient de se décontracter, de prendre davantage conscience de cette colon­ne d’air. D’ailleurs, au début, très souvent les élèves n’y parviennent pas : ils ne peuvent pas s’empêcher de produire des notes!

L’arrivée de la flûte MIDI* a-t-elle modifié les techniques instrumentales, et l’explora­tion vous paraît-elle encore ouverte après cette avancée de la lutherie?

Je l’espère ! Je pense par exemple à Eva Kingma, qui a fabriqué une flûte avec quarts de ton. Actuellement, pour produire ces quarts de ton, chaque interprète doit jouer avec les clefs, ou avec l’embouchure, en changeant la direction de l’air, mais le résultat n’est pas parfait. La flûte MIDI a permis une avancée technique, mais surtout elle a beau­coup apporté au niveau de l’interprétation, en permettant de se dégager de la contrainte des bandes magnétiques et en autorisant un « dialogue » avec l’ordinateur très enrichissant pour l’interprète. Sur le plan instrumental, la flûte MIDI a aussi apporté une difficulté supplémentaire : dans le des œuvres telles que Jupiter de Philippe Manoury, ou …explosante-fixe… de Pierre Boulez, le fait de déclencher des séquences laisse peu de droit à l’erreur : la marge d’erreur est faible, on ne la connaît pas… ou il vaut mieux ne pas la connaître ! La difficulté sup­plémentaire pour l’interprète, dans ce cas, c’est d’essayer de réaliser un sans-faute.

Avez-vous eu l’occasion de travailler de près sur une œuvre avec son auteur?
Je me souviens de ma collaboration avec Ton-That Tiet pour Chu ky V, par exemple, pour concilier les doubles et même triples sons voulus par le compositeur, tout en préservant la fluidité de son écriture. Le problème général que posent ces tech­niques, c’est qu’elles ne sont pas toujours très simples à contrôler. Beaucoup de compositeurs font l’erreur de noter des sons « éoliens » ou des « slaps » dans l’aigu, alors qu’ils ne sonnent vraiment que dans le grave, et guère plus que sur une octave et demie. Ou bien ils utilisent des traités existants avec leurs mérites mais aussi leurs limites, pour déterminer si tel mode de jeu est réalisable ou non, par exemple, en fixant le seuil d’exécution des « tongue rams » à tel tempo. C’est ce qu’on écrit, mais c’est théorique : le seuil dépend beaucoup de l’interprète et du contexte. Il est toujours dommage de ne pas travailler avec le compositeur. Dans sa dernière pièce, Marco Stroppa demande beaucoup de doubles sons, de sons soufflés, de sons mélangés, et cela sur les quatre instruments, flûte, piccolo, flûte en sol, flûte basse (nous sommes amenés, en effet, à l’Ensemble intercontempo­rain, à jouer de ces quatre types de flûte). J’ai pu vraiment travailler avec lui sur ces différentes sonorités, et c’est un des intérêts du travail à l’Ensemble, que de pouvoir dire un peu la sensation que nous éprouvons nous-mêmes, ou nos propres difficultés.

Comment êtes-vous entrée à l’Ensemble intercontemporain ?
Après des études de maths jusqu’en classe de première, j’ai finalement opté pour un bac musique et pour la voie du Conservatoire, où je suis entrée. Alain Marion, qui était mon professeur, nous encourageait à présenter des concours. J’avais travaillé avec lui la Sequenza de Luciano Berio, l’une des pièces au pro­gramme des épreuves avec lesquelles je suis entrée à l’Ensemble intercontemporain, aussi­tôt après le Conservatoire. Très honnêtement, à l’époque, je n’avais ni une grande connais­sance, ni un très grand désir de ce répertoire. Je me suis dis que je verrais bien ! La person­nalité de Boulez était bien sûr très attirante. J’ai trouvé à l’Ensemble un niveau colossal, qui m’impressionnait beaucoup, et peu à peu je me suis prise au jeu. La preuve, j’y suis depuis dix-huit ans ! Je me suis intéressée non seulement à toutes ces techniques nouvelles, mais surtout à l’interprétation.

La nouveauté de la notation de la Sequenza apportait-elle une liberté à l’interprète ?
J’avais donc eu l’occasion de monter la Sequenza au Conservatoire avec Alain Marion, qui nous en avait donné une bonne approche. La difficulté à laquelle on se trouvait confronté était celle de l’écriture dite proportionnelle, qui remplace les mesures traditionnelles par des unités de temps à l’intérieur desquelles les valeurs sont réparties, les durées relatives étant exprimées par l’espace séparant les notes. Cela donne une certaine élasticité et une forme de liberté à l’interprète. Depuis, beaucoup de composi­teurs ont adopté cette écriture, qui désoriente un peu au début, mais finalement c’est un peu comme si on apprenait une nouvelle façon de parler : de toute façon, c’est un travail de longue haleine. Il faut commencer par un travail de solfège, « à la table », comme avec toute la musique contempo­raine. Puis on travaille à partir de la pulsation de manière a priori plus souple. Mais c’est en fait une liberté toute relative. D’ailleurs Berio, en 1997, après des années d’exécution, a réécrit sa Sequenza en écriture traditionnelle – mais sans barre de mesure, ­sans doute après avoir entendu trop d’inter­prétations éloignées de ce qu’il avait voulu… Personnellement, je trouve cela dommage. J’ai retravaillé sur la nouvelle version, mais pour de petits éléments de détails, car le travail préalable m’avait suffisamment préparée, et je ne joue qu’avec la notation d’origine. Après, il y a l’évolution instrumen­tale, mais surtout personnelle : quand je suis entrée à l’Ensemble intercontemporain, il est clair que je ne devais pas avoir toute la maturité que j’ai acquise, parce que j’ai rencontré Berio, d’autres compositeurs, et que j’ai des années de pratique de cette musique.

Vous êtes aussi enseignante. Quelle est selon vous la mission d’un enseignant?
Dans mon cas, le rôle d’un enseignant a été déterminant. Mais j’ai été surprise, lorsque je suis entrée à l’Ensemble, par quelques réflexions de professeurs et de collègues : certains m’ont demandé si je savais encore jouer de la flûte, ou si je n’avais pas perdu ma sonorité ! Les gens imaginent qu’avec toutes ces techniques nouvelles, on ne sait plus jouer. Je crois au contraire qu’elles permettent de progresser, et il est primordial de dire que les bases restent classiques, ce qui a parfois été mal perçu parce que des instrumentistes moyens faisaient de la musique contemporaine de manière moyenne. Mais je ne pense pas que jouer Boulez, Hurel ou Ton-That Tiet nous empêche de contrôler notre instrument comme on le contrôlait avant… Il me semble que bien au contraire on le contrôle davanta­ge, et qu’on le connaît davantage… J’ai des élèves qui montent la Sequenza de Berio, ou à qui je propose de travailler Hurel, ou d’autres pièces contemporaines. J’ai conscience de les familiariser avec un langage, et de vouloir leur transmettre un répertoire qui n’est pas cloisonné, une façon de s’exprimer.

*équipée de capteurs permettant de transmettre des données à un ordinateur

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Propos recueillis le 19 février 1998 par Véronique Brindeau
Extrait d’Accents n°5 – mai-juin 1998