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“Deux certitudes s’imposaient à moi : Rothko Chapel et Mozart”. Geoffroy Jourdain.

Éclairage By Geoffroy Jourdain, le 21/02/2024

Directeur musical des Cris de Paris, Geoffroy Jourdain dirigera son ensemble vocal et l’Ensemble intercontemporain le 8 mars à la Fondation Vuitton, lors d’un concert conçu autour de l’exposition consacrée au peintre Mark Rothko. Il déroule pour nous le fil conducteur du programme.   

Deux certitudes s’imposaient à moi, s’agissant d’un concert en marge de l’exposition consacrée à Mark Rothko à la Fondation Louis Vuitton : au programme devaient figurer la fameuse Rothko Chapel de Morton Feldman, et du Mozart. Car Mozart était une figure tutélaire de Mark Rothko — à cet égard, le choix s’est porté sur une pièce à la fois singulière et emblématique : l’Adagio et rondo K.617 dans sa version pour harpe, flûte, hautbois, alto et violoncelle.

Quant à Rothko Chapel de Morton Feldman, composée en 1971, un an après le suicide de Rothko, elle s’inspire directement d’une chapelle, construite par la Ménil Foundation à Houston au Texas, pour laquelle le peintre avait réalisé quatorze grandes toiles — et la pièce sera créée en 1972 dans la chapelle qui lui donne son titre. À propos de ses compositions, Feldman utilise le terme de « toiles temporelles » : entre peinture et musique, entre temps et espace, il imprime sur ces toiles « plus ou moins une teinte musicale ».

Quand je regarde une toile de Rothko, quand je vois ce matériau qui pourrait, eu égard à l’absence de cadre, déborder sur le mur, je ne sais jamais laquelle des couches de couleur a été apposée en premier, laquelle prévaut, où l’une se termine et l’autre commence — et c’est exactement ce sentiment que dégage la musique de Feldman… Dans Rothko Chapel, les chanteurs chantent bien souvent à la limite de l’audible et du soutenable, au point qu’il est difficile de déterminer si les harmonies de l’ensemble vocal nourrissent la partie d’alto soliste ou l’inverse. Il en va de même des autres parties instrumentales, à l’instar de l’usage extrêmement minimal du célesta. La résonance des instruments vient colorer les événements musicaux concomitants de touches de nuance, ce qui rend ambigu le distinguo entre premier et second plans sonores. Exactement comme devant une toile de Rothko, on se laisse engloutir dans une durée abolie.

Ces préoccupations se retrouvent, à bien des égards, dans albescere de Rebecca Saunders (photo ci-dessous). Quand nous avons commencé à penser ce programme, la musique de Saunders est très vite entrée dans la réflexion. De fait, l’expressionnisme abstrait — de Pollock à Rothko en passant par Guston — fait partie de ses sources d’inspiration, surtout à l’époque de la composition d’albescere (2001), de même que l’œuvre de Samuel Beckett, qui fut aussi un héros de Feldman. C’est Rebecca elle-même qui a suggéré albescere, pièce rarement jouée, dans laquelle elle travaille elle aussi les notions d’espace et de continuité.

Enfin, ce concert est l’occasion idéale de créer Infigure, commande de l’Ensemble intercontemporain pour violon seul dans laquelle Augustin Braud a tenu à travailler sur l’œuvre de Rothko, justement : « Sur la toile, écrit Augustin, Mark Rothko agrège et dissout, brouille les teintes et les formes tout en faisant apparaître la primauté de l’espace ». Il a donc imaginé, dans Infigure, une violoniste qui « s’emploie à habiter l’espace par dilution, raréfaction et brouillages en sfumato ».

 

Photos (de haut en bas) : © Samuel Berthet / DR / © Astrid Ackermann