See menu

Pierre Bleuse : « Pour aller de l’avant, il faut savoir d’où l’on vient. »

Édito By Pierre Bleuse, le 24/08/2023


Pierre Bleuse présente la saison 2023-24, sa première en tant que directeur musical de l’Ensemble intercontemporain. 

C’est une grande joie et un grand honneur pour moi d’accéder à la fonction de directeur musical de l’Ensemble intercontemporain. La création a toujours fait naturellement partie intégrante de ma vie. Je ne pouvais donc pas rêver mieux, connaissant l’histoire de cet ensemble, ainsi que la qualité et l’engagement inestimables des 31 solistes qui le composent.

Lorsqu’on arrive à la tête d’une telle structure, on ne peut qu’être impressionné. Le poids de l’héritage peut même s’avérer inhibiteur. Cependant cet héritage est important : pour aller de l’avant, il faut savoir d’où l’on vient. J’aime et je respecte l’histoire de l’Ensemble, et loin de moi l’idée de faire table rase de ce passé. Je me considère comme un bâtisseur mais, en prenant la barre d’un tel navire, il ne me paraît pas opportun de défaire ce qui a été fait, mais bien plutôt, d’apporter ma pierre à l’édifice, et d’ouvrir de nouvelles perspectives, d’instiller de nouvelles idées.

C’est pourquoi l’un des premiers projets que je porte avec les solistes est un nouvel album consacré à la musique de György Ligeti ( chez le label Alpha Classics), alors que nous fêtons le centenaire de sa naissance, suivi d’une tournée qui nous mènera jusqu’en Roumanie, où il est né. Ligeti est un compositeur majeur, et je n’oublie pas non plus que l’Ensemble a déjà enregistré ses œuvres, sous la direction de Pierre Boulez, avec Ligeti lui-même en studio et, plus récemment, avec Matthias Pintscher. Entretemps, des solistes sont partis, d’autres sont arrivés, et la transmission du savoir a joué à plein. Cela doit continuer, il en va de notre responsabilité pour défendre la création de demain et préparer le patrimoine culturel des générations à venir.

Concerto pour violoncelle de György Ligeti, Renaud Déjardin, violoncelle, Pierre Bleuse, direction – Rome, 2023.

De même, je veux poursuivre les efforts de Matthias Pintscher, dont je prends le relais, notamment dans les domaines de l’interdisciplinarité ou du renouvellement des formats de concert. Avant même de commencer le travail avec l’EIC, j’avais un réel désir de liberté dans la manière dont nous présentons nos musiques au public. J’ai donc été très heureux, en arrivant de découvrir les soirées « In Between », qui offrent un cadre propice à ces réflexions. C’est pourquoi nous ouvrons notre saison à la Philharmonie de Paris, le 14 septembre, par un « In Between ». Un « In Between » un peu particulier, de surcroit, puisque j’ai voulu, d’une part, transformer l’espace de la Salle des concerts de la Cité de la musique afin de placer le public au cœur du son, et d’autre part explorer le temps long, à rebours de notre époque dominée par les petites formes. Nous avons donc passé commande au compositeur écossais James Dillon (photo ci-dessous) d’une vaste pièce, Polyptych: Mnemosyne… qui permettra, dans la durée, de plonger dans son univers musical. Car il faut du temps pour entrer dans une œuvre d’art.
Plus tard dans la saison, le 29 mars à la Cité de la musique, un deuxième « In Between », autour du thème de l’eau et de l’écologie, proposera au public de se promener d’œuvre en œuvre, comme on le ferait dans une exposition.

Un autre aspect de l’héritage de l’Ensemble sur lequel j’aimerais mettre l’accent, c’est de (ré)inviter les plus grandes baguettes, et notamment ceux qui m’ont précédé au poste de directeur musical. C’est ainsi que, cette saison, deux d’entre eux reviendront s’impliquer dans la vie de l’Ensemble : Peter Eötvös, dont nous célèbrerons tous ensemble le 80e anniversaire, et Jonathan Nott. En même temps que de reconnaître la force de notre héritage, je crois qu’il ne faut pas non plus avoir peur d’en nommer les dangers — ainsi d’un certain entre-soi. Ne nous laissons pas enfermer dans telle ou telle chapelle, et, sans rien perdre de notre exigence, ayons une vision large de la création mondiale.

Notre monde change à grande vitesse, soulevant des enjeux nouveaux et multiples : le paysage artistique n’a plus rien à voir avec celui qui a vu la naissance de l’Ensemble. Le XXe siècle fut celui de l’ultra-spécialisation, avec une floraison d’ensembles baroques, de musique contemporaine, etc. Un travail en profondeur essentiel a été réalisé, mais il a dans le même temps quelque peu compartimenté les musiciens. La nouvelle génération a eu l’occasion de se pencher sérieusement sur la richesse de cette diversité des esthétiques.
Pour un ensemble comme le nôtre, le besoin d’oxygène est donc évident, et, pour faire entrer de nouvelles idées, partager la musique avec d’autres artistes, jouer notre rôle de passeur, non seulement auprès du public, mais aussi auprès de nos collègues, même issus de structures plus symphoniques, je souhaite dans les années à venir élargir notre spectre d’amitiés artistiques. C’est la raison pour laquelle nous lançons, cette saison, un tout nouveau projet, dans un esprit festival (et peut-être même un festival en devenir), intitulé « EIC & Friends » qui, je l’espère, deviendra à terme un véritable moment de rencontre et d’échange avec d’éminentes personnalités du monde musical. La première amie que nous invitons, le 25 novembre à la Cité de la musique,  est Patricia Kopatchinskaja (photo ci-contre), une violoniste déjà très engagée dans la l’interprétation des musiques de création, avec laquelle nous avons imaginé une programmation autour de la figure de Johann Sebastian Bach, une figure de paix universelle, s’il en est.

Voilà donc quelques-uns des nouveaux objectifs que je nous fixe. Certains sont doubles, car l’Ensemble intercontemporain a un rôle bien particulier à jouer. Quand on voyage à l’étranger, on s’aperçoit qu’il représente l’excellence de la France dans le domaine de la recherche et de la création. Nous devons mettre cette image au service d’un message fort : remettre les créateurs au cœur du dispositif. En tant que société, nous avons un besoin urgent decréateurs : ils sont nos guides. Et notre rôle est de retisser le lien entre les publics d’une part, et les créateurs d’autre part. À l’international, bien sûr, mais aussi en France, surtout dans nos régions. C’est une démarche presque militante de montrer à la fois à nos publics, à nos compatriotes et aux responsables politiques, à quel point nous devons collectivement écouter les créateurs pour construire ensemble le futur.

Photos (de haut en bas) : © Amandine Lauriol /  © Fondazione Musica Per Roma – Musacchio, Ianniello, Pasqualini & Fucilla / DR / © Marco Borggreve